La beauté est suspecte. Comme pour le misogyne qui ne peut associer une belle femme qu'à une tête vide, pour l'amateur de films, les qualités plastiques d’une œuvre peuvent jeter un doute sur la profondeur de son propos. À l’égard des Moissons du Ciel on perçoit parfois des réticences, comme une gêne devant tant de splendeur. Chaque pouce du film semble le fruit d’une minutieuse composition, sans cesse plus ouvragée, et comme polie sous la gouge infaillible du maître d’œuvre. Or, façonnée par les clichés touristiques ou publicitaires, la belle image est souvent le refuge du cinéaste à court d'idées. La dissonance, la discrépance paraissent davantage exprimer notre monde et les doutes qu'il inspire que la plénitude esthétique. Il ne suffit pas de dire que le deuxième long-métrage de Terrence Malick est l’un des exemples les plus remarquables de la couleur à l'écran (comme en atteste le travail extraordinaire de Nestor Almendros), encore faut-il que cette beauté de tout instant soutienne une recherche de sens. Le plan admirable où sur un pont élevé passe le train qui conduit les prolétaires de la ville à la campagne oppose ainsi la sérénité d'un azur d’airain à leurs visages las et anxieux. De même, le kiosque à musique battu de mousselines, la mer d'herbes bleuies par l'aurore, le moutonnement des jeunes pousses, le drap blanc de la neige, les ouvriers dorés à l'or fin ramassant des ballots de paille chevelus comme des anges, le canapé installé au milieu des champs féconds, et sur lequel le fermier allongé s’entretient avec son intendant, traduisent une véritable offrande lyrique, une exaltation quasi whitmanienne de la noblesse de la terre et de son dialogue avec les saisons. Mais cette harmonie se heurte aux dédales du calcul et des passions. La magnificence du monde n'en accentue alors que davantage le dérisoire des destinées humaines, et l'indifférence paraît rapidement gouverner les rapports entre les êtres et l'univers. À la majesté terrible d'une nature soudain cruelle et hostile succède une réconciliation éphémère (la fuite dans le bois), comme si les hommes ne pouvaient jouir vraiment des biens terrestres qu'en se coupant de la société. Le drame est là, sordide et pathétique, la tragédie de deux êtres qui, pour échapper à la misère et conquérir le bonheur, avilissent le seul bien qu’ils possèdent, leur amour, et s’avilissent aux-mêmes. Le souffle de King Vidor rejoint alors le tellurisme de Dovjenko, et la rudesse de Steinbeck s’accouple au chant profond de Millet.


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Le cinéma est né du mariage de la lanterne magique, qui joue sur le temps et la persistance rétinienne (donc l'illusion), et de la photographie, avec son sens de l'espace et de la surface des choses (donc le réalisme). Rien de moins figé que celui de Malick, comme le montrent les premières séquences — l'usine, le périple vers les contrées sauvages — où une caméra d'une grande mobilité assure une fluidité constante. Mouvement justifié par le récit lui-même (altercation, voyage en train) avant qu'il se ralentisse, voire se fixe devant un cadre enfin offert à la contemplation. Le metteur en scène se nourrit de cette tension entre l’immobile et le dynamique, la même qui se retrouve chez ses personnages entre le désir de préserver l'instant pour en jouir ("Ô temps, suspends ton vol") et l'aspiration à l'errance, à la course vers l'avant, à la fuite. L'art romantique est un art du devenir, de la transformation (observation des nuages, des tempêtes, peinture du héros et de sa trajectoire conquérante). Dans Les Moissons du Ciel c'est une nature vivante qui est dépeinte. Malick filme ce qu'il voit, l'être-là du paysage américain. Son panthéisme cosmologique rejoint le choc qu'ont ressenti tous les visiteurs face à cet espace sans limites. Méfiant à l'égard d'un vérisme épidermique, impressionniste, de surface pure, il n'en vise pas moins à retrouver une réalité reconstituée où le sensible reste présent mais filtré par l'idée. C'est ce réalisme supérieur qui le rapproche du Kubrick de Barry Lyndon et de sa conception hegelienne de l'art. Pour lui, une plante qui croît au ralenti ou une sauterelle qui dévore un épi de blé expriment un ordre/désordre naturel que l'on retrouve aussi bien dans les prairies s’étendant à perte de vue que dans les nuées d'insectes s’abattant sur les récoltes. Le tournage à la lumière naturelle, l'utilisation du son qui vise à étendre la précision de ce qui est filmé au-delà de l'écran tiennent d'une ontologie du cinéma répondant au désir des hommes de reproduire magiquement le monde et, ce faisant, de le voir sans être vu, ce qui est notre mode naturel de perception. Le film comme miroir sans tain.


Noyau du film, sa dureté et sa vérité, la jeune Linda le traverse comme une fillette qui jouerait au cerceau au milieu du cataclysme et le décrirait avec la terrible lucidité de l’enfance. Voix déchirée, éraillée, de l’innocence humiliée et de la joie impossible, dont les hésitations, les approximations, la spontanéité s'opposent à une esthétique très élaborée. Son chaos verbal établit un rapport ambigu avec le strict ordonnancement visuel. Si son commentaire inaugure et clôt le récit, il ne l'explique pas vraiment. Les motivations pas plus que les sentiments des personnages ne sont explorées. On connaît peu de l’amour qui lie Bill et Abby, ces Bonnie et Clyde de l’ère agricole portant leurs stigmates d’exclus en guise de pauvre bannière ; rien que leurs deux ombres courant dans la nuit, surveillées par l’œil rond d’un épouvantail. Les scènes semblent laissées en suspens et n'aboutissent jamais à une résolution dramatique. La dispersion, l'ellipse, le vide et le silence gouvernent davantage le mode de la fiction que la psychologie ou les ressorts classiques d'une intrigue comme aurait pu s'y prêter l’enjeu mélodramatique. Et le monologue de Linda surenchérit sur cette économie : notations sensorielles, réflexions existentielles ou énonciations purement descriptives se mêlent, sans jamais éclairer l'opacité de l'action. On est tenu à distance dans la mesure où l’on observe avec détachement, ironie ou compassion le décalage entre les événements qu'elle a vécus et la connaissance qu'elle peut en avoir. Mais Linda possède un savoir supérieur, prophétique ("J’ai rencontré ce gars nommé Ding Dong. Il m'a dit que la terre sera dévorée par les flammes"), social ("Si vous ne travailliez pas, ils vous renvoyaient. Ils n'ont pas besoin de vous. Ils peuvent toujours trouver quelqu'un d'autre"), métaphysique ("Il n'y a jamais eu un seul être parfait, chacun de nous est moitié diable, moitié ange"). Comme chez certains narrateurs faulknériens, l'intuition poétique renseigne mieux que l'analyse rationnelle.


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Jouets entre les mains de la fatalité, fragiles jusque dans leurs ruses, secrets jusque dans leurs élans, les héros de Malick incarnent une conscience malheureuse, étrangers ici bas privés d'un rêve qu'ils ont bercé : ces journées entières au paradis dont parle un titre original que l'on peut lire à la fois comme une antiphrase et une réalité concrète. Car le ciel et ses moissons, ils existent vraiment, là, palpables sous leurs yeux, mais ils leur échappent sans cesse, illusion et chimère. Longtemps l'Ouest a été considéré comme la récompense de l'immigrant. Le travail à l'usine dans les états de l'Est ne représentait qu'une étape avant d'aborder les terres fertiles au-delà du Mississipi. En ce sens, le voyage qui conduit Bill, Abby et Linda des forges de Chicago au Panhandle du Texas s’inscrit dans le mouvement de l'Histoire. La préoccupation essentielle de ces condamnés à vivre est de se défendre en évitant les coups trop durs. Mis au rebut par une société qui les transporte dans des wagons à bestiaux, tous éprouvent l’existence comme une longue maladie dont la guérison s’appelle la mort, même s’ils lorgnent mi-curieux mi-envieux sur la résidence du propriétaire, même si, bribes d’un instant, ils pensent rééditer le miracle de Martin Eden (la fausse sœur se mariera avec le maître). Ce ne sont pas seulement des fugitifs porteurs d'un laconisme mystérieux, il y a chez eux ces traits nationaux : l’instabilité et la volonté de rompre avec les contraintes (Bill choisit de partir avec les saltimbanques volants). Comme il s'évade de l'usine, Linda s'enfuira du pensionnat. Mais on est en 1916 et depuis quelques décennies la Frontière est fermée. Malick joue des contradictions propres à la croissance de la nation. Malgré quelques voix discordantes, le développement du machinisme n'était pas considéré au XIXème siècle comme nécessairement incompatible avec l'idéal champêtre. Malick formalise l’évolution de ces idées, leur transformation en une rhétorique creuse à mesure que l’avancée technologique dégrade le milieu naturel. Il les retrace en associant par exemple les flammes avec l'enfer et l'industrie, et le soleil avec le paradis et la nature. Quand le fermier agonise, la fumée de l'incendie qui ravage ses champs voile à ses yeux la lumière du jour. À mesure que le film progresse, les divergences s’exaspèrent. Le train, source d'espoir dans le trajet qui conduit de l'Est pollué vers l'Ouest agraire, devient signe de mort lorsqu'il inverse son itinéraire et emmène les soldats vers la guerre, vers cette Europe de la servitude que les Américains ont voulu fuir. Les nuages de plomb tassés en tournoiement annoncent les automobiles Ford et les canons. S’exprime alors la complainte unanime d’un groupe social vivant déjà presque dans sa tombe.


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Tout se passe comme si le désir de l'argent et l'hypocrisie des rapports sociaux broyaient les relations symbiotiques avec la nature. Les destins concrétisent des idées touchant à l’histoire de l’humanité et de la civilisation, archétypes où fusionnent le collectif et l’individuel, symbolisant deux visions du mondes qui entrent en conflit ouvert. Ils ne racontent pas que l’amour, la jalousie et la mort, mais aussi la remise en question d’une culture existante et sa mise au défi par une autre, plus neuve. Bill, le saisonnier agressif, figure le principe moderne ; le fermier paisible, réservé et proche des éléments (auquel Sam Shepard et sa blondeur drue apportent une grande douceur), la tradition et la permanence. Quand aux animaux (oies sauvages, perdrix, lapins, bisons, paonnes, chevaux, loutres, grenouilles, faisans, grue, dindons… un véritable bestiaire), ils participent d’un certain fantastique, relient les êtres à des forces obscures et primitives. Cette fable d'une chute originelle s'enrichit ainsi d'échos bibliques. À la recherche du profit, l'homme a détruit l'Éden avant que le feu et les sauterelles ne l'en chassent. Excessives et éphémères, organisées en hordes, en légions, ces dernières échappent, comme les humains dont elles partagent l’instinct migratoire, à l’ordre harmonieux établi dans les blés, dans les ondes et dans les airs. Le film emprunte à la tradition picturale du Southern Gothic, entretenant des liens avec la peinture d’Andrew Wyeth et du courant régionaliste représenté par Grant Wood et surtout Edward Hopper. Sur le plan des influences cinématographiques et littéraires, si on peut parler du Géant de George Stevens et de sa maison victorienne comme posée sur l’horizon, il faut aussi évoquer Les Raisins de la Colère pour la description naturaliste des travailleurs fraîchement débarqués des cités tentaculaires, où les accents et les coutumes se mêlent, où un Noir danse sur une planche au son d’un harmonica puis d’un violon, où tout un prolétariat à la voix rauque, au teint blafard et aux yeux cernés fume à longueur de journée sans distinction d’âge ni de sexe. Mais encore À l’Est d’Éden : l'assonance du titre y fait songer, tout comme sa parabole rurale, son écho de la Genèse et cette même période historique au point que l’on se prend à penser qu’Abby dans le train consolera Aaron, le nouveau conscrit, de la perte d'Abra.


La tristesse irrémédiable distillée par le récit et les images, c'est aussi cela : non seulement la mort tragique de ses deux héros si ressemblants, si frères, la dérive d'une femme devenue fille à soldats et le futur horizon fermé d'une petite fille, mais encore la perte sans espoir de retour d'un jardin idyllique à peine entrevu et déjà dérobé. Et in Arcadia ego... Si le propre des grandes œuvres est d'exprimer les contradictions de tout ce qui les a nourries, alors Les Moissons du Ciel est de celles-là, car Malick, poète et philosophe, y fait jouer souverainement la dialectique des contraires. À l'intérieur de son art : romantisme/réalisme, statique/mouvant, sensoriel/réfléchi, symbolique/concret. Mais aussi à l'intérieur de ses mythes : innocence/expérience, nature/industrie, réalité/illusion. Le bonheur impossible quêté par les personnages devient alors la métaphore centrale de son cinéma. Lieu de tension et de rencontre entre un paradis sauvage, sans contraintes (le réel brut), auquel il dut imposer ses règles et les artifices délibérés, les formes gratuites inventées par l'homme dans une démarche solipsiste (l'art coupé du réel). Paradis entretenu non sans peine puisque s'y exerce une mise en scène aux secrets de moins en moins partagés. Et le mot culture dans toutes ses acceptions semble alors le plus adéquat pour définir ce film embrasé et fulgurant, à l’architecture de cathédrale, qui aspire à rien de moins qu'accomplir le but originel du cinéma : devenir la synthèse des arts qui l'ont précédé.


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le 3 juil. 2012

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Thaddeus

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