Ce film des frères Cohen est sans doute celui qui a le plus dérouté ses spectateurs. Que le film soit présenté comme une comédie sans doute n'a pas aidé. On est loin d'un "Burn after reading" ou d'un "Big Lebowsky". Le film n'est cependant pas dénué d'humour, d'un humour grinçant habituel pour les réalisateurs mais plus subtile.
Les références à la culture juive aussi a perdu les spectateurs ; trop promptes à leur imputer les obscurités du film, alors insondables. C'est oublier trop rapidement les références plus explicites et accessibles.
Principe d'incertitude et expérience de Schrödinger
Larry Gopnik est un professeur de sciences physiques. On le voit donner deux cours. Un, réel, sur le chat de Schrödinger, l'autre, onirique, sur le principe d'incertitude.
Les deux concernent le même problème de physique quantique : les catégories avec lesquelles on a coutume de représenter le monde et de se l'expliquer sont insuffisantes. Ainsi, face à un objet, on ne peut connaître simultanément sa position et sa vitesse, sa double nature corpusculaire et ondulatoire ne permettant pas de mesurer exactement ces deux valeurs. Ne sont exactes que les distributions statistiques des valeurs, mais l'objet n'a a proprement parler de position ou de vitesse que lorsque celles-ci sont mesurées. En l'absence d'une mesure, donc, l'objet n'a pas de localisation, il est indéterminé. C'est ce que signifie l'expérience de pensée du chat de Shrödinger, ce que signifie aussi le film : il est comme une expérience de pensée dans lequel toute réalité, jusqu'alors parfaitement connue, glisse progressivement dans une indétermination insupportable.
Lors du rêve dans lequel Larry donne son cours sur le principe d'incertitude, il affirme que l'on ne peut réellement savoir ce qui se passe. Expression d'un désarroi qu'il exprime par ailleurs : tout ce qu'il croyait être d'une certaine manière se révèle être totalement différent de ce qu'il pensait, le laissant sans armes pour affronter les épreuves.
Dans ce rêve, il s'oppose à l'image de Sy, qui n'est autre que sa propre projection. Sy lui dit que les mathématiques sont la science du possible, reconnaissant par là une certaine réalité à la dimension statistique et ondulatoire, reconnaissant que le monde n'est pas connaissable : il faut donc s'attacher à un acte de foi et à la tradition pour que le monde atteigne sa cohérence et son sens. Larry, lui, considère que les mathématiques sont le langage du réel. Ce qui est n'est pas la distribution statistique, qui n'est qu'un outil, mais la mesure effective. Il écarte ainsi le paradoxe ; la mesure donne la mesure du monde, il n'y a pas d'incertitude.
Ce pourquoi il est si désemparé. Ce qu'il croit s'oppose à son expérience. Quand il va demander conseil aux tenants de la tradition, il demandera des réponses là où on lui propose un acte de foi. Il tire de ces entretiens une certitude cependant : on ne sait pas ce qui se passe, toute certitude est impossible, mais on n'en est pas moins responsable de notre ignorance et surtout de nos défaillances. L'exigence morale reste intégralement posée, même si les critères manquent pour l'exposer : s'abstenir d'agir n'est donc pas une solution, et agir mal est toujours mal, même si apparemment il n'y a nulle différence entre le bien et le mal.
L'incertitude
Tout dans la vie de Larry Gopnik glisse dans l'indétermination, se retrouve à toujours avoir une double signification contradictoire mais indécidable. Tout commence au début du film : il se fait faire des examens médicaux, le docteur lui annonce qu'il est en parfaite santé ; mais il reçoit une note tout de suite après, à son bureau. Le docteur lui avait téléphoné en son absence pour lui parler de ses résultats, apparemment inquiétant, mais nous n'en saurons rien.
Puis c'est l'enveloppe contenant de l'argent, qui semble avoir été mise là par un étudiant coréen, afin d'acheter une meilleure note. Qui semble seulement, Larry ne parvient pas à savoir s'il l'a oubliée ou mise là, ou même s'il est lié à elle. L'étudiant affirme, dans un dialogue hilarant, que les propos de l'enseignant ne sont qu'une simple supposition. Ils connaissent exactement la position de l'enveloppe, reconnaissent qu'elle est bien quelque chose, mais sont incapable de déterminer son action, ce qu'elle tend à vouloir réaliser.
Le père de l'étudiant, dans un dialogue non moins absurde, l'invite à accepter ce mystère. Nous ne serons jamais fixés.
On peut remarquer aussi qu'en découvrant le contenu de l'enveloppe, Larry confondra même l'enveloppe et le téléphone dans un geste maladroit, révélant déjà le glissement.
Puis le voisin tond sa pelouse. Quand il le lui fait remarquer, ce dernier lui affirme qu'il n'en est rien, la limite étant donnée par le peuplier. Il l'invite même à mesurer pour vérifier si la portion indéterminée est la sienne ou celle du voisin ; mais il s'y refuse, affirmant, contre tous ses enseignements, que la chose est évidente.
Son collègue vient à plusieurs reprises lui faire part d'une enquête, d'une commission mise en place ce pour statuer sur son intégrité et sur sa personne. Ce collègue n'entre pas dans le bureau, ne reste pas dans le couloir, il se tient exactement entre le couloir et le bureau, penché contre le chambranle de la porte, si bien qu'il est absolument impossible de le situer ou de décrire son état : dedans ? dehors ? debout ? Son discours de plus est systématiquement fait d'hésitations, de sous-entendus, de phrases si évasives qu'elles finissent par ne plus rien affirmer. On doit statuer sur son compte, il semble y avoir des poursuites, mais rien qui ne soit susceptible de l'inquiéter. C'est à la fois grave et trois fois rien, il y a des accusations à l'origine de la commission mais personne n'y accorde la moindre importance ; tout ça n'est à n'y rien comprendre.
Enfin, il y a l'accident de voiture. Par le jeu du montage, on voit bien que les deux chaînes d'événements sont identiques mais situés à des endroits différents, laissant supposer que Larry et Sy sont bien la même personne : un même événement s'est déroulé à deux endroits différents, et celui qui l'a subit se retrouve à la fois mort et à la fois vivant. C'est l'interprétation que Larry se retrouve contraint de faire, mais il n'y a là dessus aucune certitude. C'est cette absence de certitude le ronge.
La tradition
Faisant part de son désarroi à une de ses amies, elle lui conseille d'aller voir les rabbins. Elle lui fait remarquer qu'ils sont juifs, qu'ils ont a porter tout le poids de leurs tradition et du passé de leur peuple. D'autres qu'eux ont vécu avant ce qu'ils vivent, et leurs histoires peuvent les aider à comprendre et résoudre leurs problèmes. Sa science ne l'aide en rien, il considérait le monde comme simple et fixé ; il se révèle ambivalent, indéterminé. Le baladeur de son fils saute d'un bureau à un autre. Les chaînes de télévision aussi sont frappées d'incertitude. Le rabbin Marshak est occupé et inactif, on ne sait plus ce qui réel et ce qui est rêvé. Le film "Swedish reverie", qu'il admet avoir vu, est à la fois un film érotique et n'en est pas un.
C'est le sens de l'introduction. Une histoire qui se veut traditionnelle où l'identité d'un homme croisé la nuit est incertaine : est-il vivant ? Mort ? Est-ce un démon venu les hanter et les maudire ou seulement une vieille connaissance venue leur rendre visite ? Le couple est maudit, mais pourquoi ? parce qu'ils ont tué un homme ou parce qu'ils ont accueilli un démon ? Parce que leur foi les ont conduit au meurtre ou parce que leur absence de foi les ont poussé à l'imprudence ? rien n'est sûr. Larry se retrouve dans la même situation. Il est un homme rationnel, il affronte toutes les souffrances et l'absurdité d'un monde qui oscille entre sacré et profane, sans pouvoir dire ce qui se passe. Seul, il ne peut atteindre la moindre certitude, mais personne autour de lui ne lui permet de tirer la moindre chose au clair. Sa femme avait l'habitude d'avoir raison, mais il semble que ce ne soit plus le cas. Les rabbins ne l'écoutent pas, se contentent d'apologues étranges qui l'invitent à un acte de foi et à abandonner toute question. Ils ne font que révéler leur inaptitude et la rupture qui existe entre eux et Dieu. Le premier ne peut qu'inviter à contempler le parking sous un jour nouveau ; il essaye plus de se convaincre lui-même qu'il n'est pas dans un cul de sac que d'aider Larry. Le second ne peut rien dire d'autre que les mystères sont insondables et qu'il faut abandonner toute question. Marshak, lui, cesse tout simplement de parler, s'enferme dans son bureau retranché de tout.
Son frère, qui est en dehors de la tradition, semble détenir les réponses : son Mentaculus, cartographie des probabilités du monde, fonctionne bien, mais il est incompréhensible pour Larry.
Entre, il y a la voisine, qui profite des nouvelles libertés, les jeunes, qui suivent mollement les signes les plus extérieurs de la tradition mais fument des joints, jurent à tout bout de champ, mentent et trompent et se battent.
Ce n'est cependant pas une défaite de la religion ; elle accepte l'indéterminé, demande à ce qu'on vive avec malgré tout ; elle ne prétend pas pénétrer les mystères. C'est une défaite de Larry : refusant systématiquement d'agir ou de se décider, se faisant une fierté de son innocence, du fait qu'il n'a rien fait, il s'interdit toute chance de se sortir d'embarras : Il n'est ni Sy, cet homme sérieux, ni son frère, cet homme rationnel. Il demeure indéterminé entre ces deux possibles qu'il refuse d'embrasser pleinement.
Le problème moral
Larry pourtant ne devrait pas se contenter de n'avoir rien fait ; si ne rien faire n'est pas en soi mauvais, cela ne signifie pas pour autant qu'il est juste ou moral de ne rien faire. En ne choisissant pas entre la foi et la science, il s'interdit les réponses ou les consolations que les autres trouvent. En refusant d'agir soit pour annuler l'abonnement et renvoyer les disques soit pour payer, il maintient son abonnement malgré lui et ne fait qu'empirer la situation. Il n'a rien fait pour que le divorce s'impose à sa femme, certes, mais cela aussi implique qu'il n'ait rien fait pour consolider son mariage. Il n'est pas un homme mauvais, mais il est un homme sans qualité. Il devrait agir. D'un point de vue religieux comme d'un point de vue rationnel : il doit soit refuser l'argument du paresseux et agir en chaque occasion pour que son monde ne se disloque pas, car quand vient même Dieu voudrait que les choses se passent d'une certaine manière, il veut aussi qu'elles arrivent par notre action, nous ne pouvons pas nous reposer sur sa volonté pour laisser faire les choses. D'un point de vue rationnel, en dépit de l'incertitude générale, nous ne pouvons pas s'arrêter et attendre que la lumière soit faite. Quand il s'agit d'agir, il faut agir. Se fixer une direction, se donner quelques maximes provisoires, s'y tenir, comme si elles étaient tout à fait certaines, quand vient même elles se révéleraient absolument fausses. En ne prenant pas la décision de parler à ses collègues de l'enveloppe, fatalement, il ouvre la possibilité des nombreux pièges qui se dressent après dans sa course : il est passible de poursuites pour avoir accepté l'enveloppe et plus il attend, plus il s'interdit de pouvoir en parler, il reste de plus tenté de l'utiliser (son rêve le dissuade de donner l'argent). Ne s'étant pas opposé à Sy et à sa femme, il se retrouve plongé dans des problèmes d'argent qui le pousse à changer la note de l'élève et à utiliser l'argent pour ne pas s'endetter. C'est alors la première fois qu'il agit, et c'est, semble-t-il, pas une bonne solution : cela lui coûtera son fils et sa santé. A tout le moins si on considère que Dieu agit dans le monde ; il se pourrait fort bien que cela ne soit qu'une coïncidence, que ses jours ne soient pas en danger et que son fils survivra, ou encore qu'ils mourront tous deux sans raison frappés par l'absurdité du monde. Là encore, nous n'avons que des incertitudes. Comme pour le chat de Schrödinger, pour savoir ce qu'il en est, il faudrait soulever le générique de fin et vérifier ce qui se passe après pour les personnages. A défaut, nous ne pouvons qu'affirmer que Dieu est et n'est pas, que Larry et son fils sont vivants et morts, que le monde est simple et ambivalent, que la foi et la science ont toutes deux raison.