Au terme de Taxi Driver, le fameux mouvement de grue qui clôturait la tuerie s’élevait et s’achevait sur la rue où s’était amassée la foule. Deux petites silhouettes en blouse blanche se frayaient un passage à travers les badauds : les deux infirmiers qui allaient permettre à Travis Bickle de survivre au carnage. À Tombeau Ouvert s’ouvre sur ce non-dit : qui sont ces figures anonymes ? Le roman autobiographique de Joe Connelly, dont il est tiré, a en quelque sorte permis à Martin Scorsese d’apporter une réponse à la question. Le récit se déroule du jeudi soir au dimanche matin, comme la Passion du Christ. Trois nuits se suivent et se ressemblent. L’ambulancier Frank Pierce arrive au central, se voit attribuer un nouvel équipier et embarque dans son véhicule. De fusillade en accident, il est ballotté d’une cour des miracles à une autre, en repassant par l’hôpital à intervalles réguliers. Le cinéaste n’a donc pas renoncé à traquer la sainteté dans ses affres et ses stigmates. Il retrouve cet univers urbain déliquescent et corrupteur que, pour l’avoir si souvent filmé, il connaît entre tous : New York by night. Avec des images qui prennent en marche un bon wagon sonore : boucle de guitare, harmonica strident fondu à une sirène, vibrato coupe-gorge de Van Morrison. Le choix de ce morceau revenant comme un fil rouge n’est pas anodin. T.B. Sheets évoque une jeune femme fauchée par la tuberculose. Le chanteur, témoin de l’agonie, cherche l’air, s’accroche au rai de lumière qui perce la fenêtre. Ses paroles éclairent aussi bien qu’un gyrophare rouge sang le visage hagard de Nicolas Cage, sillonnant le macadam glauque et malfamé de Hell’s Kitchen, quartier-purgatoire situé à l’ouest de Manhattan et bordé par l’Hudson. Son boulot consiste à soulager la douleur d’une faune sinistrée où les junkies tailladés côtoient les suicidés maladroits, où les péripatéticiennes adolescentes frôlent de dangereux cinglés. Il est à la fois un bon Samaritain thaumaturge et un ange de la miséricorde, mais à l’instar de James Stewart dans La Vie est Belle, il s’interroge : quelle vie vaut d’être vécue ? lesquelles méritent d’être sauvées ?
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Le double sens d’À Tombeau Ouvert, titre français pour une fois inspiré, donne toute la portée du film : d’une part la vitesse dingue du camion blanc parcourant les bas-fonds mortifères de la ville, de l’autre les quelques jours que passe un vieil homme dans un coma ponctué de décharges électriques. Convoyé aux urgences à la hussarde, son corps semi-légume symbolise désormais la lutte frénétique que Frank mène contre l’échéance fatale. La voix off l’avoue assidûment : le besoin maladif de sauver des gens est la drogue de cet urgentiste au bout du rouleau. C’est un accro de la réanimation, un camé du salut, un addict que personne, surtout pas son chef, ne pousse à décrocher. Ses excès de zèle sont des crises de manque. Et parmi les grabataires puants, les camés lépreux, les clodos fétides aux spasmes éthyliques, les gangstas calcinés à la Mort rouge (un genre de super-crack), bref toute une armée de Lazare plus ou moins récalcitrants, sa pathologie à lui crève l’écran. Loque humaine à la carnation de plus en plus terreuse, s’infusant des litres de cocktail médicamenteux dans les veines, hébété de ne plus pouvoir fermer l’œil depuis des semaines, shooté au ballon à oxygène, l’haleine et les synapses chargées de bourbon, il expérimente jusqu’au bout sa condition de macchabée n’en finissant plus de mourir. Il tangue, plie, rompt, épuisé par son rôle d’éponge pathétique. Il cherche à fusiller ses monstres cérébraux, à se fuir lui-même. Mission impossible. Ses états d’âme sont aussi peu apaisants que ses nuits trop brèves, d’où il sort invariablement avec l’envie de tout lâcher. Halluciné par l’hécatombe qu’il ne peut endiguer, en proie à la vision morbide de Rose, la jeune toxicomane qui lui a claqué entre les doigts, il est hanté par la même lancinante question : pourquoi ? Il voudrait dormir, oublier qu’il n’est pas Dieu, qu’il n’y a peut-être aucun sens à sa vie.
La pourriture du monde a beau défiler derrière le pare-brise, l’infirmier est pourtant l’antithèse du psychotique ruminant de Taxi Driver. Il compare la griserie générée par le sauvetage d’une vie au fait de tomber amoureux — ce qui rachète la culpabilité du Paul d’After Hours, incapable de ressusciter sa conquête d’un soir interprétée par Rosanna Arquette. Continuité de famille : c’est Patricia que Frank réveille d’une défonce narcotique. Il la repêche littéralement (elle s’accroche même à son stéthoscope) d’un lieu de perdition appelé "Entreprise de l’aube" : la nuit ne finit jamais. Dans la carrière maniaco-dépressive de l’ambulancier, il y a donc des trips euphorisants et d’autres qui donnent le blues : il y a le paradis et l’enfer. Le calviniste Paul Schrader, collaborateur de toutes les rédemptions insomniaques scorsesiennes, ne se freine pas à pourvoir généreusement le script de métaphores religieuses. Aucune obsession théologique du duo tourmenté ne manque à l’appel. Avec ses deux madones (Mary et le fantôme de Rose), le film s’offre comme un véritable album d’images pieuses, impression renforcée par les chansons dont les paroles coïncident avec la liturgie ou des chapitres de la Bible : Too Many Fish in the Sea des Marvelettes, Red Red Wine par UB40. À coups de chromos pervertis, le catholicisme se fait pure représentation iconographique, tel le crucifix dans un film de vampire. Et lorsque les cadavres s’extraient du pavé, on n’est pas loin des morts-vivants verdâtres du Thriller de Michael Jackson et John Landis. Bonne sœur exotique prêchant d’une voix âcre comme une envoyée de secte, statuette de la Vierge auréolée de néon, parodie de résurrection orchestrée dans une boîte de nuit, nativité miraculeuse au fin fond d’un taudis, crucifixion spectaculaire du pourvoyeur de plaisir… L’eau bénite est un poison, les effigies des saints décorent les pizzas, les étincelles d’un chalumeau embrasent le bouquet d’un feu d’artifice. On savait le goût de l’artiste pour l’élan, les trajectoires folles, les dictions intrépides. On découvre son attrait pour la torpeur exquise d’une telle veine fantasmagorique.
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Dans le défi que lance à Scorsese cet exercice d’auto-citation compulsive, l’époque n’importe pas plus que la vraisemblance documentaire. Marty le survolté roule à fond les ballons et fait tourner son laboratoire formel à plein régime. Le spectateur est brinquebalé au rythme d’accélérés fiévreux, fasciné par d’envoûtantes échappées oniriques, inondé par les halos d’une lumière torve aux éclairs flashants. La bande-son débride un rock non émoussé pour quadragénaires (R.E.M., Johnny Thunders, le Clash furieux des débuts). Loin de donner dans la feuilletonite médicale façon Urgences, la caméra suce le bitume, cogne aux entrailles, se renverse à 180 degrés ou procède à d’étourdissants panoramiques verticaux. Et le montage schoonmakerien injecte des seringues d’adrénaline comme pour convertir la mort qui rôde en un précipité de forces vitales. Chaque intervention de l’équipe de secours produit ainsi une nouvelle déflagration. Peuplé de plâtrés couinants, de perfusés livides, de damnés en fauteuil ou civière, l’hosto n’est pas un théâtre à sitcom mais un Barnum burlesque où l’absurde accouche de gags imprévus. Nicolas Cage lui-même, avec sa carrure Cro-Magnon, ses cernes mauves comme dans un nanar à zombies, n’engendre pas toujours la mélancolie. Pour enfoncer le clou, ce clown blanc est flanqué d’une brochette d’augustes empruntés à la concurrence : John Goodman, moins allumé que chez les frères Coen, Ving Rhames, presque aussi drôle que dans Pulp Fiction, et Tom Sizemore, rescapé des casses échafaudés par Neil McCauley. Soûlé aux mauvaises plaisanteries et aux vociférations intempestives, chacun se blinde par un mode de fonctionnement compensatoire : à Larry une sorte d’humour sarcastique et des balises terrestres (la bouffe, le café), à Marcus la prédication évangélique et un fatalisme bon enfant, à Tom (qui se verrait volontiers en cavalier de l’Apocalypse) une hystérie vengeresse et immature. Tous sont sommés de carburer à fond par la voix du dispatcher qui grésille allegro dans le haut-parleur — celle de Scorsese himself, éternel préposé au rôle de marionnettiste.
Face au chaos dont il est témoin, Frank ne cherche lui que l’apaisement, le repos. C’est-à-dire le néant plutôt que le trop-plein, presque le nirvana bouddhiste, à ceci près qu’il ne s’agit pas ici d’une aspiration spirituelle mais d’un appel désespéré du corps et de l’âme congestionnés. Peut-être parce qu’il succède à l’inattendu Kundun, le film surprend par sa (toute relative) sérénité. La fatigue de l’anti-héros induit moins une situation névrogène qu’une sorte de bienveillance désabusée, de compassion fébrile. Le secouriste n’est pas aveugle sur le caractère délirant de sa mission, il sait qu’il n’existe que des solutions provisoires. L’accident volontaire est à cet égard révélateur de la voie qu’il s’invente : la sortie de route, l’éjection délibérée, la mise en panne de la machine folle et du monde qu’elle entraîne dans sa course. Ni dehors ni dedans, ni contre (tuer) ni avec (sauver) : quelque chose comme "sur la crête". Kamikaze est le terme qui convient, ce mot que Scorsese lui-même utilisait pour caractériser son cinéma. Son rire n’est plus celui, sauvage, du Johnny Boy de Mean Streets, ni celui des Affranchis, annonce ou envers de l’horreur. C’est le grand rire noir du survivant stupéfait par sa capacité à repartir pour un tour. Le rire du gourou de l’Oasis, dealer zen à barbiche Méphisto, admirant la gerbe incandescente provoquée par ceux qui s’affairent à le désempaler. Sans nuance de mortification, le cinéaste et son personnage consentent à leur condition d’homme enchaîné. Une boucle se boucle, mais le point de départ a changé. Rien d’étonnant à ce chemin de croix chahuté par mille désillusions ait été le dernier sursis détraqué, baroque et hirsute d’une filmographie protéiforme, en constante réinvention malgré son unité. Après lui viendront les machineries imposantes (Gangs of New York, Aviator), le polar premium (Les Infiltrés), les amples fresques crépusculaires (The Irishman, Killers of The Flower Moon), réussites parfois admirables mais d’une tout autre teneur, d’un régime bien différent. Entre l’atonie et l’hyperactivité motrice, l’errance somnambule et la comédie neurasthénique, le cauchemar éveillé et la grâce, À Tombeau Ouvert demeure l’une des manifestations les plus singulières de l’incommensurable talent de son auteur.
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