Cette critique ne contient aucun spoil des éléments de l'intrigue bien qu'elle s'épanche de manière précise sur les procédés utilisés tout le long du film.

Introduction :

Le mélange des genres est quelque chose d'aussi intrigant que compliqué à réussir. Comment réussir à mélanger des influences différentes sans que l'un n'empiète sur l'autre ? Comment réussir à créer un bloc cohérent quand parfois un film fait appel à des registres semblant totalement opposés ? Quand c'est raté, on se retrouve souvent face à un objet qui n'a pas vraiment de saveur, tant il semble lui-même ne pas savoir où il veut aller (je peux citer un film comme The Villainess de Jung Byung-Gil). Alors quand ce film se présente comme un long-métrage de 3h qui mêle drame familial, thriller politique, film de combats de sabre (wuxiapan), et film sur la spiritualité (le tout dans un contexte campagnard chinois/taïwanais situé quelque part entre le XIVème et le XVIIème siècle), la méfiance est de mise. Le film date de 1971 et il s'agit d'une véritable référence dans le genre du wuxiapan ayant influencé tous les films reprenant ce genre par la suite. Il s'agit également de l'oeuvre majeure de King Hu, réalisateur spécialiste du genre ayant officié entre 1963 et 1992. Comment A Touch of Zen arrive-t-il à mélanger les genres cinématographiques avec beaucoup d'ingéniosité afin de se réinventer en permanence ? Nous allons découper le film en trois parties bien distinctes pour comprendre comment elles fonctionnent individuellement ainsi que mises bout à bout. Le tout est séparé en deux analyses : d'un côté, les éléments purement scénaristiques et de l'autre la dimension formelle du long métrage. Nous allons ainsi comprendre comment le film arrive à atteindre un tel degré d'excellence.

Première partie du film :

Tout d'abord, nous allons parler de la première partie du film qui va du début du film à environ une heure et douze minutes.

D'un point de vue purement narratif, on pourrait dire de manière générale qu'il s'agit d'une longue exposition pour nous présenter les différents lieux clés de l'intrigue, les personnages et certains mystères. Ce mystère est d'ailleurs cultivé en permanence par bon nombre d'éléments. Tout d'abord, on ne nous dit peu de choses de manière frontale, on comprend nous-même dans quel genre de cadre on est lâchés, à savoir une campagne calme, reculée où rares sont les nouveaux venus et les changements significatifs (on peut aussi noter la présence de légendes locales qui sont évoquées). Dans le même temps, les introductions des personnages viennent créer différents sentiments. Tout d'abord, le personnage principal (ainsi que sa mère) nous est vite caractérisé clairement de manière à vite comprendre les enjeux familiaux qui parcourent le début du film, ainsi que le genre de personnes qu'il est. Cependant, cela est complètement contrasté par la manière dont nous sont présentés la majorité des autres personnages. En effet, ils ne sont pas réellement caractérisés, on ne sait pas grand chose sur eux. Ce décalage évident a pour but de susciter la curiosité et ça marche. On comprend très vite qu'il se passe quelque chose autour d'eux sans qu'on puisse comprendre quoi. Et le protagoniste a beau multiplier les efforts pour percer ces mystères, on se retrouve de plus en plus perdus, ce qui vient encore accroître notre curiosité ainsi que créer un sentiment de frustration. Donc si on résume tout ça, cette heure a beau être riche en évènements, elle tient avant tout grâce à la découverte des lieux clés, du personnage principal, des enjeux familiaux et du mystère qui entoure les autres personnages.

Maintenant voyons comment tout cela est mis en scène. Le long-métrage nous plonge dans le village où se déroule l'action de manière assez contemplative. La très grande présence de plans d’ensemble permet de profiter de la démesure constante que suscitent les décors. Ensuite, pour l’instauration des mystères, on ressent le regard apeuré, ignorant, rempli d’incompréhension, de suspicion du personnage principal notamment grâce à l'usage d'une caméra épaule filmant les personnages et décors observés au loin. On retrouve souvent des zooms avant et arrière, venant encore plus renforcer cette impression de voyeurisme. Lorsque Gu cherche des réponses, le film semble emprunter au cinéma d’horreur. En effet, on retrouve plusieurs séquences où il explore des lieux jusque-là inconnus. Elles sont donc filmées avec ces mêmes procédés, mais cette fois en étant plongé dans l’obscurité, avec une caméra qui a tendance à s’arrêter sur des endroits très précis où il n’y a personne, comme pour signifier une présence qui le surveillerait et qui pourrait l’attaquer à tout moment. On retrouve vers la fin de cette première partie les premières scènes de combat. Celles-ci sont filmées de manière à les ressentir de façon similaire au personnage principal. En effet, elles sont filmées avec une certaine distance et l'action est souvent partiellement cachée, comme pour accentuer le mystère que ces séquences représentes pour le personnage principal (et ainsi appuyer sur le fait qu’il n’a jamais vu ça de sa vie).

En bref, cette première partie sert à nous plonger lentement mais sûrement dans ce que le film va montrer et raconter pendant les 1h40 qu'il reste ensuite. Cela tient notamment à un mélange entre découverte progressive des éléments que le protagoniste connaît pour sûr et les mystères qui viennent se heurter à lui.

Deuxième partie du film :

Ensuite, parlons de la deuxième partie du film, qui commence à une heure et douze minutes et qui se finit à deux heures et dix minutes

Tout d'abord, revenons sur les aspects purement narratifs de cette deuxième partie. Le début de cette dernière repose en grande partie sur les révélations faisant réponse aux mystères de la première partie (qu’on nous donne d’un coup), afin d’avoir un recul sur cette première heure et mieux assimiler/comprendre tous les évènements auxquels on a assisté. Le tout se fait par le biais d’analepses, nous permettant de donner à ces révélations un certain dynamisme, évitant le problème des scènes du genre trop verbeuses (où un personnage se mettrait à parler sans s'arrêter). L’autre fonction de ces passages, sous forme d'analepses, est de permettre la mise en place des intrigues plus politiques du film. L'intrigue commence à ce moment-là à dépasser le simple monde du personnage principal qui se limitait à la vie dans son village. On commence également à nous montrer de plus en plus les rapports entre les personnages, faisant tomber le mystère autour de certains d’entre eux pour commencer à les développer et mieux les caractériser. Cela nous permet de nouer un lien émotionnel avec eux, ce qui n'avait pas été encore fait, étant donné qu'ils étaient surtout vecteurs d'interrogations avant cela. Cependant, le rythme est nettement ralenti pour mettre tout ça en place correctement. Le tout est ponctué d’affrontements mineurs qui amènent ouvertement petit à petit à une future grosse confrontation entre protagonistes et antagonistes. En effet, le but de cette partie est de faire monter petit à petit la tension en mettant en avant la préparation de cet évènement. Et à une fois que l'on arrive à cette confrontation, le film joue sur le mystère quant à la stratégie qui sera utilisée par les protagonistes (le long-métrage mettant souvent en avant l'importance d'avoir un plan d'action dans ce genre d'affrontements), de manière à créer la surprise et la tension.

Maintenant, voyons comment le film transcende ces éléments narratifs grâce à sa dimension formelle. Cette partie amène inévitablement une multiplication des scènes de dialogue. Dans ces séquences, le gros plan est pleinement exploité. L’accent est souvent mis sur les expressions faciales, mettant en avant la bataille psychologique que mènent les deux camps (et en insistant en particulier sur les expressions faciales des doubles agents, nous faisant comprendre la gravité des situations ou au contraire le fait qu’elles soient parfaitement contrôlées). En réalité, le film se veut à ce moment-là assez complexe narrativement, mais use de tous les procédés possibles pour éviter au maximum d’alourdir le long-métrage avec de longs dialogues explicatifs. Mais d'un autre côté, cette partie amène paradoxalement une multiplication des scènes de combats. Ces séquences, avant le fameux affrontement, sont cette fois clairement montrées. En effet, elles sont mises en scène avec beaucoup de relief et d’intensité par l’inversion constante des rapports de force et la réinvention constante des chorégraphies ainsi que des façons de se battre tout en se servant pleinement des environnements (que ce soit dans les attaques montrées ou dans ce qu’ils renvoient émotionnellement). En fait, les combats évoluent constamment, ce qui les rend étrangement plus crédibles, intenses et dynamiques. Mais désormais passons à la séquence majeure de cette partie, si ce n'est du film entier, à savoir l’affrontement qui clôt cette partie du film. Tout d'abord, il semble montrer un changement complet par rapport à ce que l'on a vu précédemment, puisqu'il est entièrement filmé du point de vue des antagonistes. En réalité, cela s’explique par le fait qu’on ne connaît pas la stratégie des protagonistes donc on la découvre en même temps qu’eux. On est partagés entre peur (étant donné qu’on n’a aucune idée d’à quel point ils contrôlent ou non la situation), et satisfaction (étant donné qu’on est constamment surpris). Également,la scène est plongée dans une obscurité évidente vu qu'elle se déroule de nuit avec très peu d'éclairage visible. On est donc totalement mis à la place des antagonistes, perdus dans cet endroit alors qu’on l’a vu plein de fois depuis le début du film. Également, ça permet un flou total sur les actions des protagonistes dont j’ai déjà parlé juste avant. On ne peut jamais savoir ce qui va se passer, ni quand cela va se passer, on est donc pris du même sentiment de surprise que les antagonistes mais de sentiments inverses quant aux résultats de leurs attaques. Et enfin, le véritable tour de force, l'obscurité dissimule absolument tout ce qui doit l’être et à chaque fois que le film nous montre frontalement ce qui doit être montré, c’est toujours parfaitement lisible et intense. Inutile de préciser que cette séquence utilise les procédés des combats précédents dans cette partie, mais qui plongés dans ce flou, rend la scène encore plus intense et haletante. En réalité, le passage est en trois parties : une montée en tension où le film joue à fond sur l’inconnu car il se passe plein de micro évènements mineurs venant créer du mystère et augmentant la tangibilité du futur affrontement. La deuxième partie est comme une scène de bataille où la lisibilité de l’action se mêle à un inconnu lié à ces micro-évènements qui continuent de se produire dans cette partie. La dernière partie, de par la réduction considérable des personnages qui se battent encore, est plutôt filmée comme un duel de sabre plus traditionnel comme on a eu précédemment dans le film, sauf que ce flou qu’apporte la pénombre vient à nouveau permettre au film d’emprunter au cinéma d’horreur. Les personnages se cherchent, le film vient à nouveau créer des horizons d’attentes variés de manière à créer la surprise quand ces derniers sont brisés et ramener une tension qui avait baissé suite à la deuxième partie de la séquence (et vient l’élever à un niveau encore supérieur). Cette séquence de 16 minutes est un chef d’œuvre de mise en scène tant elle gère bien ses temps forts et temps faibles, de manière à ne jamais perdre en efficacité. Dans ses temps forts, on ressent de la nervosité, on a envie de voir les protagonistes l’emporter et on est pris par une dimension purement épique. Dans ses temps faibles, on ressent une tension, on est constamment sollicités de par les horizons d’attente créés que le film détourne en permanence de façon très intelligente. Et ce passage fonctionne aussi bien, grâce à toute la montée en tension mise en place dans cette partie, ainsi qu’au développement plus profond des personnages. Une séquence parfaite placé au moment parfait. Et c’est cet instant hors du temps qui clôt cette seconde partie.

Pour reprendre tout ça, cette deuxième partie est certes surtout marquante pour sa séquence finale, elle est surtout brillante pour sa construction lente et efficace de ces intrigues politiques, ainsi qu'à la création d'un lien émotionnel accru avec les personnages.

Troisième partie du film :

Enfin, parlons de la dernière du film, commençant à deux heures et dix minutes du film et allant jusqu'à la fin.

Encore une fois, commençons par les éléments purement scénaristiques de cette partie. Il est en réalité difficile d’identifier avec précision ce que raconte cette partie, si ce n’est la fin du développement des personnages, la conclusion de leurs relations, et l’intrigue de manière plus générale, tout en mettant en avant un aspect spirituel déjà légèrement présent dans la deuxième partie du film. Cette partie repose sur l’émotion que provoque cette lente et douce clôture du long-métrage, qui en plus semble s’éloigner des sentiers battus dans ce genre d’histoires (cette partie étant un véritable crève-cœur de mon côté).

Il y a beau avoir peu de choses à dire sur cette partie d'un point de vue narratif, il y a en revanche plus à dire sur la mise en scène. Il s'agit d'une partie assez peu bavarde. On est plongés à nouveau dans l’immensité des décors naturels, calmes et en parfaite harmonie, par le biais de plans d’ensemble. Cette contemplation participe à créer ce sentiment de rideau qui se ferme petit à petit. Le fait que les émotions des personnages soient contenues ainsi (passant avant tout par la manière dont on nous filme ces environnements) permet de les retransmettre au spectateur avec une certaine puissance, de façon étonnante. On a de nouveau des scènes de combat qui semblent en apparence reprendre la formule déjà connue du film. Sauf que la spiritualité accrue dans cette partie est totalement embrassée par la mise en scène, avec la volonté de créer des images à la limite de l’onirique, par des procédés assez simples, comme l’inversion de la couleur ou l’utilisation des contre-jours ainsi que de la fumée, pour donner des visions semblant tout droit sorties d’un rêve ou d’une représentation cinématographique d’épisodes de livres religieux sacrés.

Conclusion :

En conclusion, le film est absolument prodigieux tout le long, il gère tous ses effets parfaitement, et va constamment chercher la réinvention via des éléments empruntés à différents genres, tout en incorporant ses éléments de manière cohérente pour créer une œuvre très facile de visionnage, qui vient en réalité cacher une ingéniosité et une complexité sans nom dans son scénario et surtout sa mise en scène. Si je dois évoquer des points que je n'ai pas encore évoqués, les musiques sont à mon sens excellentes, accompagnant toujours parfaitement l’image et participant constamment à créer ces fameux horizons d’attente que le film détourne en permanence. Également, les décors sont démesurés et les costumes sont parfaits. Cela nous permet de plonger immédiatement dans un cadre grandiose où tout paraît réel, faisant oublier la présence de la caméra, comme si on assistait de nos propres yeux à cette histoire. Et enfin, je me dois de souligner le travail immense de la composition du cadre. Chaque plan d’ensemble prend la forme de véritables tableaux aux idées souvent originales, chacun d’entre eux ne ressemblant à aucun autre que l’on aurait vu auparavant.

OscarBollinger
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le 27 mai 2024

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