À toute épreuve par asano
Encore une oeuvre brillante signée John Woo. Et pourtant, l'affaire était loin d'être gagnée à l'origine. Film testament pour Woo, doté d'un casting de choc réunissant Chow Yun Fat et Tony Leung, et basé sur un scénario sec et nerveux, de la trempe d'un Inspecteur Harry, Hard Boiled était censé démontrer à Hollywood l'immense savoir-faire du réalisateur hong-kongais en matière de polar efficace. Autant dire que les prétentions commerciales du projet n'étaient pas innocentes, et que par conséquent il ne fallait pas s'attendre à du Une Balle dans la Tête, dans l'esprit.
D'ailleurs, le film commence très mal, avec une séquence de gunfight de 10 minutes dans un salon de thé certes époustouflante visuellement, mais manquant incroyablement de fougue épique, avec un Chow Yun Fat complètement hors-sujet par rapport à sa performance magnifique dans The Killer. On est alors en plein dans le style du polar efficace à la Inspecteur Harry. Heureusement John Woo récupère très vite ses esprits dans la magnifique séquence qui suit -l'enterrement du flic décédé.
De manière générale le personnage de Chow Yun Fat -un bon flic pépère et consciencieux qui cherche à reconquérir sa patronne- est beaucoup trop stéréotypé. Heureusement Chow Yun Fat fait bien vite oublier cette psychorigidité grâce à son charme et son humour naturels, tout en assurant une belle complicité antagoniste avec Tony Leung. On peut même percevoir un décallage assez rigolo et touchant entre Tequila, sorte de héros wooien vieilli et usé par ses exploits passés, et Tony, jeune loup affamé en quête de reconnaissance, lorsqu'ils se disputent dans le sous-sol de l'hôpital. A noter également les scènes où John Woo, dans le rôle du barman, s'adresse indirectement à son acteur fêtiche et évoque implicitement avec lui les thèmes propres à son oeuvre. Joli clin d'oeil.
Le seul mérite de cette scène d'introduction est donc de présenter le contexte politique apocalyptique de Hong Kong à l'époque de la rétrocession. Mais c'est ensuite que le miracle vient. En deux temps.
Hard Boiled est d'abord une sorte de film expérimental ultime, avec ses gunfights d'anthologie sortis de nul part, qui surclassent n'importe quel film d'action américain du point de vue purement technique. Ainsi, le gunfight du hangar restera sans doute comme le plus mémorable de l'histoire du cinéma. Ralentissement époustouflant de l'action, véritable travail de décomposition de l'image, frénésie du montage, le tout vibrant au rythme des percussions, des vitres brisées et des coups de feu. Frisant même l'hystérie à certains moments, lorsque le temps se suspend l'espace d'un instant, comme pour mieux glorifier des héros devenus demi-dieux. La maîtrise de l'espace par John Woo est tout simplement magistrale. Ses personnages intéragissent avec les éléments du décor au point que ces derniers deviennent des protagonistes à part entière. Ainsi assiste-t-on à une série de plans séquences géniaux, comme lorsque Tequila se protége derrière une portière de voiture pour parer les coups de feu de Tony, puis, répliquant aussitôt, décharge à son tour son fusil à pompe sur son assaillant, le forçant à effectuer un vol plané à travers une voiture pour échapper au coup fatal. Ou encore lorsque Tequila s'abrite derrière une voiture et la pousse à la force de ses mains afin de parer les raffales de Mad Dog. Carrément jouissif.
Apologie de la violence spectacle, transcendance du film d'action classique, bref, un véritable ballet visuel avec en toile de fond une opposition quasi mythologique entre des personnages hors du commun. Un flic casse-cou prêt à tout pour venger son coéquipier tué sauvagement, un flic infiltré dans la mafia déchiré par ses luttes internes, un méchant digne d'un samurai des temps modernes (Philip Kwok), et un mafieux à l'image de son interprète (Anthony Wong), bien véreux. Voici pour le tableau général.
Mais Hard Boiled est avant tout un polar noir et sombre. Le plus pessimiste de son auteur, avec Une Balle dans la Tête et Windtalkers -avec lequel il partage la même thématique. Mais malheureusement non reconnu comme tel. Du statut de film CV destiné à rameuter les studios hollywoodiens, il bascule progressivement -et sous nos yeux- vers celui de polar hyper sombre, tutoyant parfois une sorte de folie (auto)destructrice. Comme attiré par un désir suicidaire inconscient. Celui de Tony Leung en l'occurence, l'homme qui à lui seul réussit à transcender ce qui n'aurait dû être qu'un banal divertissement d'action. Au début, l'homme apparaît en poseur, flambant à bord d'un cabriolet rouge. Regard amusé, sourire charmeur, le Tony Leung des grands jours. Et puis un meurtre. Violent, subit. Une balle dans la tête, un flot de sang qui jaillit. Le malaise s'empart du film, comme pour le maudire. Itinéraire d'un drame annoncé. Celui d'une vie gâchée et tourmentée. Celui d'un homme désabusé, envieux de faire le bien, mais contraint de répandre la violence là où il passe. Un homme déjà (con)damné en vérité. Errant seul, hanté par ses fantômes et dépossédé de son sens de l'honneur (il épargne Tequila, comme s'il n'était plus à une victime près, après avoir trahi et tué à bout portant son patron). On tient ici la scène clef du film, le point de rupture où Tony, en révolte contre lui-même, est confronté à l'absurdité d'une surenchère de violence dont est il est pourtant seul responsable. Malaise, encore. Arrive la scène la plus déchirante et la plus métaphorique, celle où, voguant seul sur son voilier au beau milieu de l'océan, il comprend qu'il n'est plus maître à bord et qu'un horizon bien sombre se dessine devant lui. Il devient victime d'une destinée qu'il n'a pas souhaitée mais qui s'est imposée au fil du temps comme une évidence. Il hurle dans le néant. Résigné à plier ses cygnes de papier, vestiges d'un passé tourmenté, en attendant qu'on plie le sien un jour, il prend alors une dimension intemporelle vertigineuse. Incarnation d'un passé déchu, pour lequel seuls la nostalgie et le regret peuvent s'avérer salutaires. Il part alors au loin, vers d'autres cieux, sous le regard complice de Tequila, abandonnant sur son chemin des souvenirs qui le hantaient depuis trop longtemps...
Paix à ton âme, Tony.
NB: estimant tenir un rôle déterminant dans Hard Boiled, Tony Leung refusa carrément sa nomination pour le titre de meilleur second rôle aux HK Awards en 1992. Evidemment, c'est LA star du film.
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