Mourir pour vivre.
Parfois, une œuvre possède un capital sympathie tel qu'elle s'impose à vous naturellement. Les ingrédients pour aboutir à ce type de résultat sont évidents : récit porté à hauteur infantile,...
le 23 août 2016
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Dans un article de presse français relatant le tournage de son quatrième film, on pouvait lire que James Cameron était capable de s’en aller construire les plus grandes forges de l’univers pour en sortir un papillon de cristal. Aucune image ne saurait mieux convenir à ce trésor absolu qu’est Abyss, où se déploie comme nulle part ailleurs la sensibilité d’un artiste qui ne connaît sans doute aucun concurrent dans sa catégorie, si ce n’est Spielberg. On pourrait à cet égard le considérer comme l’aventure d’une nouvelle arche perdue, quoique son identification ne soit pas celle que l’on envisagerait au premier abord. La quête dont il est question est celle de l’amour endormi : un homme et une femme que l’usure conjugale avait séparés vont s’éprouver à nouveau, confronter leurs approches respectives de l’altérité, se mesurer à leurs propres capacités, pour se rendre compte finalement que leurs cœurs sont faits l’un pour l’autre. Le film condense à peu près toutes les contradictions possibles qui agitent la société américaine, depuis la scène de ménage — qui mène les héros au divorce, avant qu'une réconciliation post-mortem ne les réunisse à la toute fin — jusqu'au propos antinucléaire militant, en passant par la guerre larvée mais néanmoins violente entre civils et militaires paranoïaques. Le fond des mers en constitue la somme, le lieu de ces antagonismes rentrés comme de toutes les métaphores possibles : c'est un espace vide et déserté, une matrice à géographie variable, une structure moléculaire qui, par on ne sait quel miracle, abrite des hommes. Des hommes, plus une femme.
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Accumulation de motifs fictionnels hétéroclites et indépendants, Abyss raconte le quotidien chamboulé d’un noyau d’individus qui, pas plus que Bud au fond de l’abysse, ne peut revenir en arrière. Tout se joue donc au présent permanent, qui n’est pas le temps du romanesque mais celui de l’enregistrement d’une réalité toujours en mutation : on navigue à vue avec les protagonistes, chaque instant éphémère étant partagé fusionnellement avec eux. Du dépouillement et de l’absence de manipulation de la narration naît un sentiment de vérité d’une exceptionnelle densité et, avec Cameron, l’aventure humaine trouve sa pleine dimension, à la fois glorieuse (prouesses d’un défi aux lois de la nature) et triviale, imparfaite (corps éprouvés, mécaniques physiques déréglées par les sentiments). Il y a dans le déploiement du récit, le développement et l’interaction des personnages, un état de grâce qui laisse sans voix, une faculté rare à leur insuffler, par un geste répété, une expression récurrente, un accessoire original, toute la présence et la tangibilité requises pour la croyance en l’histoire. La rate blanche d’Hippy, le "marteau" de Cat (dont Coffey fera les frais), le Stetson et la cotte d’Une-Nuit font exister des êtres de fiction auxquels on s’attache immédiatement et qui composent la plus crédible des petites communautés. Abyss est d’abord un film sur le groupe, le groupe soudé, altruiste, solidaire, sacrificiel s’il le faut, le groupe traversé par des charges diverses qui le meuvent, le font agir, avancer, ressentir dans une expérience commune. Point d’orgue évènementiel du film, la séquence de réanimation en sera l’exacte illustration – j’y reviendrai.
Mais d’abord, les présentations. Lorsque l’héroïne débarque d'un hélicoptère sur un porte-avion, avant d'aller rejoindre la plate-forme de forage sous-marine, ceux qui l’accueillent sont pour le moins étonnés : que vient-elle faire dans cet environnement abstrait, mathématique, viriloïde ? Très vite, une deuxième structure se superpose à celle du danger et de la catastrophe. Et l’on comprend bientôt qu’entre autre, par six cents mètres de fond, les hommes redeviennent de grands enfants. Lindsay Brigman, elle, est une femme à poigne : elle répare ou pilote les engins amphibies avec une dextérité que lui envient tous ses homologues masculins, elle les pousse sans cesse au challenge et n'arrête pas de jauger son futur ex-mari, Bud, à qui elle semble reprocher quelque chose, qui aurait peut-être à voir avec la jouissance, l’innocence, la virginité de la stupéfaction : prouve-moi que tu es un homme, semble-t-elle lui dire, prouve-moi que tu es capable d'accéder, de nous faire accéder, à l’émerveillement. Et pour ce faire, de repasser par l'origine. Auparavant, Cameron aura lancé véritablement les enjeux avec une séquence à suspense proprement époustouflante de virtuosité, qui renvoie dans leurs pénates tous les petits maîtres du genre : la chute de la grue provoquée par la tempête, son approche menaçante annoncée par les bips du radar, la station entraînée par son poids qui menace de basculer dans le vide, l’angoisse et la frénésie qui s’empare des coursives, les courses haletantes pour stopper l’avancée de l’eau dans les couloirs immergés… Cinq minutes dingues, la seule véritable scène d’action d’un film qui, dès lors, n’aura plus rien à prouver sur ce plan et empruntera d’autres chemins, moins mouvementés mais tout aussi subjuguants. "Enlève pas ta petite culotte", comme dirait Bud.
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Rendu là, on a bien compris que l’œuvre a largement dépassé les limites et les contraintes auxquelles sont souvent circonscrites les grosses productions hollywoodiennes. Il flotte très haut, transporte très loin, réinvente un imaginaire qui ne se définit pas que par les effets spéciaux, pourtant grandioses. Inutile de préciser que la passion que l’on peut éprouver vis-à-vis d’Abyss n'est nullement fonction d'une appétence particulière pour les technologies d'extrême-pointe qui y déploient leur faste. Sa plausibilité repose d’abord sur son aisance à installer le spectateur dans un cadre hermétiquement inconnu, en lui dissimulant l'énorme travail préparatoire, documentaire et logistique qui a été fourni. Au passage, ce travail expulse une imagerie traditionnelle : quelques pentacrines en plastique plantées sur un fond sablonneux et trois crabes errant sur le visage d'un noyé sont les seules traces de la faune abyssale. Primo, le monde découvert n'est pas seulement celui des gouffres : ça démarre (très fort) sur un sous-marin en perdition, et l’on est tout de suite intégré à un huis clos inintelligible ("top secret" et procédés hypersophistiqués) à moins d’être initié au vocabulaire de l'US Navy confrontée à la terreur d'un sonar déboussolé. Secundo, l'ostentation du matériel prête aux plans l'irréelle splendeur naïvement cherchée au début du siècle par certains artistes modernes dans des appareils infiniment plus crasseux et frappés de gigantisme infantile. Les proportions sont ici raisonnables et la miniaturisation joue son rôle, cependant que le bricolage (popularisé dans ce domaine par l'humble scotch sauvant naguère des astronautes d’un pépin célèbre) rassure le public : le pied de biche et la mollette ne perdent pas leurs droits dans une bataille qui se défait au fur et à mesure qu'elle se fait (l'insistance sur les simples câbles est significative) sans que jamais on ne nous explique la totalité des circonstances et surtout de la topographie.
Si l’on est plongé dans une histoire de palingénésie et de régénération tant individuelle qu'amoureuse, la fantaisie l'emporte de loin sur les significations abstruses. Les êtres de l'abîme ont l'aspect de méduses qui auraient absorbé des ventilateurs, ou de squales aux ailes protectrices : marionnettes, filaments fluorescents, images de synthèse leur confèrent une existence qui se recommande par sa beauté. Il faut parler en effet de beauté pour Abyss, de beauté pure, merveilleuse, tactile et gracieuse, de ces choses opalescentes, ces ballets de lumière, ces créatures ondulantes à l’éclat argentin. Une poésie concrète accompagne leurs apparitions : "Ce n'est que de l'eau salée", dit Lindsay en touchant et en goûtant le pseudopode qui a l'amabilité de se présenter à elle en prenant son visage, puis celui de Bud (une idée admirable parmi d’autres, dont on laissera les psychanalystes peser la teneur). Aussi Cameron prête-t-il à ses "intelligences extrahumaines" les traits que la mythologie accordait aux Océanides et aux Néréides : incarner dans l'écume même les mouvements de la mer, s'iriser de leurs remous, et se métamorphoser à leur gré à l'instar de leur ancêtres Nérée ou Protée. De sorte que le film s’offre comme un éloge de cette translucidité accessible à ceux qui savent qu'il n'y a rien finalement de plus dans les ténèbres que dans nos cœurs. Car ce dont il parle aussi, c'est de l'éternel rapport humain/non humain, sous la forme par exemple d’un étrange véhicule organique et phosphorescent qui se meut, illumine, se transforme et provoque, lorsqu'il surgit pour la première fois devant Lindsey, un éblouissement dans son regard. L’héroïne se fait alors initiatrice de l’enchantement de l’équipe : c'est elle qui va briser la ligne d'objets — propre au cinéma américain — qui organise la première partie, avec ces machines plus ou moins sidérantes, ces hommes virils placés aux commandes, ce scénario-catastrophe qui retraverse tout ce qui s'est fait sur le même thème (de Rencontres du Troisième Type à Aliens). Avec le face-à-face entre la femme et l’"aquanef" lumineux s'ouvre une autre dimension, une autre esthétique, qui se frotte à plus de pensée, plus d'inconnu, plus de mystère. Et l'homme est mis au défi d'y accéder. Pour ce faire, il lui faut renaître, en repasser par le grand trou noir, s'enfoncer dans l'inconnu, perdre conscience, jouxter au plus près la frontière qui le sépare du non-langage et de l’indéfinissable.
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Ce parcours se transmet d’elle (Lindsay) à lui (Bud) : il est donc motivé, cimenté, propulsé par le passif et le vécu de leur relation. Combien existe-t-il au cinéma de couples aussi beaux, évidents, alchimiques que celui formé par ce meneur d’hommes sensible, à l’humanité têtue, et cette irrésistible emmerdeuse dont la force de caractère est capable de déplacer ciel et mer ? Comment rendre justice à la présence physique et rassurante d’Ed Harris et à l’énergie généreuse de Mary Elizabeth Mastrantonio, aussi superbes l’un que l’autre ? J’ai tant vibré à ce film, ses embûches et ses péripéties, ses drames et ses bonheurs, que ces deux personnages fabuleux donnent l’impression de m’avoir accompagné depuis toujours. Sur le modèle des classiques de la comédie de remariage, ils se chamaillent, s’attisent, se provoquent avant de s’ouvrir à une mutuelle redécouverte, se projeter l’un dans l’autre, renouer avec le dialogue intime dont ils avaient perdu le fil. Lorsque le héros vient récupérer dans les toilettes l’alliance qu’il avait jetée sur un coup de colère, la drôlerie du gag dissimule l’impératif d’une action a priori anodine mais qui s’avérera déterminante : cette bague lui sauvera bientôt la vie, comme un résumé discret de tout ce que se joue entre eux. Beaucoup plus tard, piégés dans une situation critique, Bud et Lindsay sont contraints de prendre une décision paradoxale. Moment extraordinaire, construit sur une problématique simple : une fuite a lieu dans le petit submersible où ils sont immobilisés, la flotte envahit rapidement l’habitacle, ils n’ont qu’une combinaison de plongée, et la station est trop éloignée pour qu’une personne non équipée puisse espérer l’atteindre à la nage. Que faire ? La tension monte, l’intelligence de Lindsay turbine à plein régime, elle hésite, cherche et soudain elle décide, se fixe sur un coup de poker follement audacieux : elle va se noyer, et sa noyade va garantir sa survie. Mais lorsqu’elle doit se lancer, elle panique. Elle a alors ce geste magnifique : immergée dans l’eau glaciale, elle fixe Bud un instant à travers son casque, pose un baiser sur la visière puis l’agrippe de toutes les forces qui lui restent. Elle s’abandonne à lui, remet sa vie entre ses mains dans un accès de confiance éperdue. Commence ainsi l’une des plus inoubliables séquences de concentration puis de libération dramatique de l’histoire du cinéma : une lutte collective à la persévérance épuisante et à l’intensité inouïe, où Bud va chercher Lindsay aux tréfonds d’un autre abîme pour la ramener à la vie. Il hurle, s’emporte, la frappe et la frappe encore en la sommant de se battre, et soudain celle qu’on croyait morte toussote faiblement, cligne des yeux, reprend conscience au milieu du groupe qui l’encercle et qui s’effondre de joie. S’il fallait expliquer à un profane complet pourquoi le cinéma existe, pourquoi il est si beau, ce qu’il peut générer d’émotion, il faudrait lui montrer cette scène avant toutes les autres.
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La même force prévaut lors de la longue plongée finale de Bud dans l’infini de l’océan. S’oxygénant grâce à un liquide respiratoire, raccourci soudain entre la science et les prémices de l’humanité, il s’éloigne à chaque seconde de ce qui le rattache aux êtres qui lui sont chers et à celle qu’il aime. Il perd sa maîtrise des mots, son sens de l’orientation, ses facultés sensibles. Pourtant il est guidé, à travers l’immensité bleutée de l’abysse, par la voix féminine qui le tient en éveil. Il s’y accroche, se concentre sur elle, les mots de Lindsay éclairant sa conscience plus encore que la lueur de la torche qui grignote timidement l’obscurité. Le film réfléchit alors de manière enivrante la perte de soi, celle du langage, et la résistance ténue du fil affectif, relationnel, par-delà les séparations du temps et de l’espace. Il s'ouvre à une dimension inconnue, inexplorée, bouleversante, dont la signification est murmurée avec la douceur d’un aveu qui s’inscrit lentement en lettres capitales : "Love you, wife". Comme si cela ne suffisait pas, Cameron finit par s’attaquer au plus difficile : la scène de la mort, du passage, où le héros pénètre un ailleurs étrange. Sur la superbe et féérique partition d’Alan Silvestri, il est introduit par une raie manta diaphane dans un tourbillon vertigineux rappelant celui de 2001 : l'Odyssée de l'Espace. Alors tout devient possible. Le scénario franchit l’espèce de mur blanchâtre et visqueux séparant la vie de l'autre monde, que la science-fiction qualifiera d’extraterrestre (ou plutôt d’infra-terrestre), et dans les plis duquel l’homme-enfant vient s’enrober. L’aperçu de cet au-delà accueillant et pacifiste (dont la version longue déflorera le mystère avec un regrettable prêchi-prêcha moralisateur), fournit l’impulsion nécessaire au dénouement, qui fonctionne comme un cadeau ultime offert au spectateur autant qu’à Bud et Lindsay, monsieur et madame Brigman, l’homme et la femme qui se sont retrouvés, dans tous les sens du terme. Œuvre sublime sur ce qui fait lien entre les humains, sur l’amitié inflexible, sur la proximité et l’exploration des états limites (régression fœtale, mort et résurrection, dans le grand bain amniotique de l’océan), sur la nécessité de transfigurer la vie pour atteindre "autre chose", sur la puissance incommensurable de l’amour, Abyss fait partie de ces quelques films que je choisirais d’emmener avec moi sur une île déserte, et auxquels je voue une authentique vénération.
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Créée
le 2 juil. 2012
Modifiée
le 12 oct. 2014
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