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BOUDDHA EN DEVENIR VERSUS LA TORTUE-PEINTURE

Curiosité formelle, Achille et la Tortue s’ouvre sur une séquence animée représentant deux philosophes grecs (l’un élève, l’autre - Zénon d'Élée, nous pouvons le supposer - professeur) qui échangent autour d’un paradoxe désormais connu : celui d’Achille et de la tortue. Ici, ce paradoxe est une métaphore du parcours de Machisu (joué par Reikô Yoshioka, Yûrei Yanagi, puis Takeshi Kitano) : comme Achille avec sa tortue, chaque fois que Machisu se rapproche de son rêve de vivre de sa peinture, celui-ci s’éloigne encore un peu plus. Le film s’étale sur presque toute une vie, occultant seulement la naissance et la mort (qu’il remplace par l’amour). D’abord enfant talentueux, puis étudiant en art, et enfin peintre à plein-temps mais sans revenu, le destin de Machisu nous est montré comme une constante perdition. Après le décès de son père, il passe d’une école qui acceptait tous ses caprices grâce à sa classe sociale à une école qui ne veut plus le laisser dessiner ; il passe d’un rêve d’étudier l’Art, dans une école supérieure qu’il doit payer par le fruit de son travail, à la découverte d’un monde scolaire qui peut prétendre lui apprendre une technicité mais pas à être génial ; il passe d’une collaboration avec sa femme à la solitude la plus totale ; d’un collectionneur d’art qui le félicite et l’encourage une fois, puis qui l’enfonce entièrement. Chaque fois un peu plus près du but, chaque fois un peu plus loin.


Le parcours de Machisu trouve également des accointances avec le récit de vie de Siddhartha Gautama : en effet, comme le premier Bouddha, Machisu est né dans l'opulence et le luxe, c’est la misère et la mort qui le forcent à découvrir le réel où il ne peut plus être prince. C’est alors une épiphanie (le nirvāṇa pour Gautama, l’amour pour Machisu) qui conclut le récit. Tout ceci fait du film un conte, et des éléments viennent d’autant plus renforcer ce sentiment comme la méchanceté de la nouvelle famille ou la confiance infaillible de la femme de Machisu. La simplicité de l’histoire est semblable à la naïveté des premières toiles brutes de Machisu. Seulement, à la différence du Bouddha, Machisu n’est pas là pour faire le bien ; il peine déjà à faire le beau.


Dans une monomanie quasiment autistique qui le rend égoïste, il ne s’intéresse qu’à la peinture et au dessin, occultant totalement la vie et la mort : il se met devant les rails du train pour dessiner, quitte à se mettre en danger et à embarrasser les passagers ; il n’hésite à faire tabasser sa femme par un boxeur pour faire une toile ; il se fiche de sa fille qui se prostitue et à qui il demande de l’argent pour peindre comme un drogué qui aurait besoin d’une dose ; il n’apporte aucune aide à un homme en train de mourir après un accident de voiture car il préfère le peindre. Machisu n’est d’ailleurs pas le seul dans ce cas : ses camarades artistes, embourgeoisés, sont totalement détachés du réel. Pour eux, l’art est la seule valeur qui compte à leurs yeux : ils disent à Machisu de ne pas aller travailler pour aller faire de l’art avec eux, ils rétorquent que même affamés ils choisiraient une toile de Picasso face à un bol de riz. Ces artistes, tout aussi ratés que Machisu, offrent tout de même l’une des plus belles séquences du métrage : celle du vélo et de la voiture. Mais là où ce genre de récit d’artistes entièrement dévoués à leur œuvre et où l’Art semble parfois servir d’excuse à des personnalités malsaines, ici l’innovation réside dans le fait que Machisu est un raté. Ce simple positionnement, dans une société libérale où le “si l’on veut on peut” est un mantra aliénant, est d’une fraîcheur déchirante ; on y parle de rêves brisés que l’on ne peut atteindre, de la déception acharnée. L’enfant talentueux ne devient pas forcément le génie que les parents aimeraient. La plus belle leçon de vie que le personnage et le spectateur peuvent tirer provient d’un banal cuisto qui explique que le talent ne fait pas la renommée, parlant également de sa propre position. Tout le monde n’a pas à être artiste, tout le monde ne peut pas être un génie, tout le monde n’a pas à être célèbre. Un simple cuisinier talentueux et prolétaire a dit plus de choses en une phrase que tous ces étudiants en art médiocres.


Ainsi, le film est une belle idée qui a de quoi émouvoir, mais - comble lorsqu’on fait un film qui parle de peinture - il n’est pas formellement abouti. Kitano est bien loin de la maestria visuelle d’un A Scene at the Sea ou de l’écriture d’un Kids Return. La musique elle-même, signée Yuki Kajiura, est terriblement anecdotique contrairement à ce dont nous avait habitué la collaboration Kitano - Joe Hisaishi (une collaboration tout aussi iconique que celle avec Miyazaki). Mais là où le film m’attriste le plus, c’est au sein même de ses images. Les couleurs sont globalement fades, exceptées celles, très jolies, des toiles. L’idée fonctionne théoriquement, mais n’arrive pas à émouvoir dans sa mise en pratique car l’étalonnage numérique n’est pas fait avec suffisamment de parcimonie et de subtilité pour que ça puisse être poignant. Là, l’idée prend plus de place que sa mise en forme, on la comprend plutôt que la ressentir. Le suremploi du numérique tue l’organique. Et ce manque de subtilité se retrouve dans tout le film à différentes échelles : par exemple lorsque le premier tableau vendu par Machisu se retrouve accroché dans un café, la séquence se termine par un lourd travelling qui le met encore plus au centre de l’image. Le film traite d’ailleurs avec beaucoup trop de pincettes le sujet qui lui sert de toile de fond, à savoir l’Art. Les choix ne sont jamais justifiés (excepté une fois par un personnage qui décide de ne pas reproduire une nature morte mais de laisser libre court à son imagination). Achille et la Tortue ne parle jamais de cohérence entre le fond et la forme, il ne va jamais en profondeur, comme si la simple mention du mot Art suffisait à mystifier l'œuvre et l'artiste et à ne pas les questionner. L’Art paraît avoir sa propre réalité autarcique et autotélique où les hommes n’ont jamais vraiment le droit de rentrer.


Heureusement, hélas, les morts qui jonchent tout le film et qui ne s’expliquent pas, sont là comme un rappel de la vie : puisque la vie peut s’arrêter à tout moment (tellement de suicides - le père, la belle-mère, la geisha, l’ami artiste ; tellement d’accidents, l’artiste en voiture, la voiture accidentée qui fonce sur le vélo ; tellement de morts dont on ne saisit pas vraiment la raison, le vieux qui se jette sur les roues du bus quand Machisu va à l’orphelinat, la fille de Machisu soudainement retrouvée sans vie dans un funérarium), on poursuit encore et encore notre rêve de devenir peintre. Ce n’est pas un “si l’on veut, on peut” mais un “tant qu’on peut, on doit”.


27/11/2024

Don-Droogie
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le 29 nov. 2024

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