Cela débute paisiblement, entre azur et verdure, bruissement de cascade ruisselante et gazouillis d’oiseaux. On découvre deux filles modèles assises dans l’herbe, revêtues de dentelles et des longs oripeaux du temps jadis. La plus petite se hasarde à tourner les pages d’un livre ouvert sur les genoux de l’aînée, qui décourage son entreprise en lui tapant sur les doigts. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un "film pour enfants" (en existe-t-il vraiment ?). L’Alice de Jan Švankmajer, librement inspirée de l’œuvre de Lewis Carroll, se déroule "à hauteur d’enfant". Pour preuve, la plus grande, au geste rébarbatif, entrevue avant même le déroulement du générique, a d’emblée la tête tranchée par le haut du cadre, prélude à d’autres décapitations. La mignonne blondinette, pour conjurer l’ennui de cet après-midi désœuvré, joue avec les feuilles mortes qui tombent sur les volants de sa robe rose, jette des cailloux dans l’eau opaque de la rivière. Elle prolonge son action machinale dans une salle de jeu en désordre dont les murs lézardés donnent une impression d’humidité moisie. Après avoir éclaboussé de menus galets une tasse de thé, elle s’assoupit, bercée par le bruit régulier d’une pendule. Soudain, au milieu de ce capharnaüm jonché de trognons de pommes et d’automates aux trognes grimaçantes, tapissé de planches d’insectes épinglés et d’images d’animaux sauvages, un lapin blanc se redresse, s’ébroue dans sa vitrine, se nippe de pourpre et de dorures. Il extrait du terreau recouvrant le sol une paire d’énormes ciseaux rouillés dont il se sert pour briser le verre qui le maintient captif. Ganté et coiffé (d’un drôle de galure assorti), il se contemple un moment dans un miroir, scrute sa montre puis se carapate, son pelage râpé et un peu décousu semant sa sciure dans la cambrousse. La gamine se lance à ses trousses. Elle l’aperçoit au loin, sourd à ses appels, s’introduisant dans le tiroir d’un bureau planté au beau milieu de la glèbe. Elle emprunte le même chemin, se fourrant pareillement dans la béance du pupitre, progressant à quatre pattes dans la boiserie, puis se mouvant plus aisément le long d’une galerie, avant de tomber dans un puits profond encombré de rebuts empilés, de bocaux et de fioles pharmaceutiques, pots de gelées indigestes et pièces taxidermistes à tous les étages. Le film vient à peine de commencer.
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À moins d’être Lewis Carroll, on imagine difficilement le point de vue d’un bouton de gilet ou d’une poignée de porte… Švankmajer relève crânement le défi. Nul n’étant prophète en son pays, il a dû faire appel à un trio de producteurs étrangers (britannique, helvétique et allemand) pour mener à bien son premier long-métrage. Quelle est l’espérance de vie d’Alice ? À l’ère de l’infographie ou de l’hologramme, à quoi peut bien ressembler le Pays des merveilles ? Le cinéaste livre la réponse par le fruit patient et précaire de son travail : un pur mécanisme de précision artisanale, un ouvrage d’orfèvrerie qui combine les techniques de l’animation, de la fiction, de la manipulation de matériaux disparates. Son talent transmutateur est sédimental, assimilateur, cabalistique. C’est un art échevelé et frénétique de l’ensevelissement et de l’ingestion, où des golems de glaise et de tripe s’absorbent, se déglutissent, fusionnent en une perpétuelle refonte. Dans ce délire, la loi est plus viscérale que symbolique, et l’intériorité se dévoile sous forme de rembourrages métaphysiques où prime d’abord la plus impudique métamorphose. L’auteur se plaît à accumuler en strates et épaisseurs diverses tous les éléments alluvionnaires d’un inconscient qui se dépose par couches successives, où les matières végétales, anatomiques et parfois mécaniques forment un humus d’éparpillement coagulateur, un magma matriciel effervescent qui agglutine des dépôts variés et produit une biologie chaotique. Proclamant sa volonté de fabriquer une Alice "pragoise" qui ne doive rien aux fastes victoriens de Charles Dodgson, il livre un indescriptible parcours au-delà de tout repère rationnel, une vision enchantée où, main dans la main, sadisme perfide et ironie dévastatrice s’en donnent à cœur joie. Il met en boîtes un hétéroclite de surface dont le grouillement fertilisateur permet de vérifier sans cesse la cohérence. Parce qu’il est tchèque, on pourrait facilement évoquer Kafka en constatant la férocité minutieuse dont il témoigne au fil de cette espèce de cauchemar flegmatique, que la fillette traverse sans frayeur ni étonnement excessifs. Mais c’est également Edgar Poe qui vient à l’esprit, ses labyrinthes souterrains à la Gordon Pym, les sensations d’étouffement et d’écrasement que l’on ressent à sa lecture.
L’héroïne de Švankmajer est dotée d’une insatiable curiosité, explore tous les recoins d’un monde fétide (couloirs, escaliers, chambres délabrées dont le plancher menace de s’écrouler), entrouvre portes, portillons et volets, soulève le couvercle des boîtes, goûtant, croquant, humant, buvant… Souvent faisant la grimace (et recrachant le brouet), changeant de dimension à chaque expérience, tantôt liliputienne, tantôt démesurée, extensible et réductible, elle se mue à gogo en l’une des poupées de porcelaine, expertes en dînette, qui la relaient dans ses fredaines. Elle peut aussi telle une chrysalide s’extirper du sarcophage gigogne dans lequel on l’a enfermée. Elle se balade parmi une population d’objets au mieux indifférents, presque toujours hostiles et si déglingués qu’ils rendraient jaloux les Crados les mieux réussis. Si ces tarasques en volume ou en carton plat ne manquent pas de crédibilité dans leur comportement, c’est parce que le cinéaste conserve leur vraie nature, en fait des chimères parfaitement vraisemblables. Ainsi les chaussettes-chenilles foreuses et gonflées comme des gros vers qui s’échinent autour d’Alice, bien que tortillantes et reptiliennes, demeurent des chaussettes. Le parcours plein d’imprévus de l’héroïne se nourrit (faune et flore) de tout le fatras entrevu de ses joujoux et colifichets. Elle croise et rencontre les personnages les plus composites : brochet aux yeux de verre, batraciens gluants, crustacés emperruqués, couvées d’oisillons-squelettes claquant du bec, Chapelier toqué qui prolonge sempiternellement le rituel du tea time avec son compère le polichinelle Lièvre de Mars, un rouquin à roulettes et au globe oculaire pendouillant comme un monocle. Ménagerie baroque que ne renierait pas Jérôme Bosch. Volontiers morbide, l’inconnu se précipite comme des tas d’ordures roulées par les vagues au pied de digues en bois, inventant des situations et des assemblages incongrus : montres tartinées de beurre, roi, dame, valets et équipage d’un jeu de cartes en cavale, découpés sur des injonctions particulièrement arbitraires, flamants-maillets de croquet prompts à s’émanciper, hérissons perdus dans un décor de théâtre en miniature, soupe à la sciure de bois, cette sciure primordiale qui se répand partout comme un principe de vie incontrôlable. La célèbre adaptation de Disney avait donné des lignes et des couleurs à cet univers. Jan Trismégiste lui offre une plasticité, une chair très concrètes, avec l’ingéniosité et la poésie bricoleuses de Méliès. Ses cadavres exquis sont comme des poupées vaudou que l’on ferait par superstition pour déjouer le mauvais sort.
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Finalement, le long-métrage ne s’éloigne pas tant de Lewis Carrol. On y retrouve les deux Alice, donc, et aussi quelque chose du Jabberwocky. Mais autant dans les livres la violence naît de l’apparente douceur indolente du texte — et de la censure qu’elle induit — autant ici elle s’étale, provocante. Le film procède d’une opération sans cesse renouvelée de détournements et de mises en évidence de signes, d’une démarche funambulesque entre rêve et sommeil, d’un principe associatif qui possède sa logique et produit l’inattendu. Rien n’est jamais ce qu’il paraît, rien ne reste ce qu’il est. Les formes se modifient au long du temps, se dévident par boyaux, tendent des pièges. On peut leur trouver un surréalisme psychanalytique insistant, mieux vaut se laisser envoûter par cet étonnant alchimiste de l’image qu’est le sphinx Švankmajer. Surréalisme très relatif au demeurant, qui trie ses préférences, réfute le lyrisme de Breton et d’Éluard au profit du sarcasme d’un Péret. Les ailes de l'humour et le piment de la perversité aidant, l’artiste filme littéralement l'imaginaire en direct. Il y a des plans serrés, des plans larges… Si c’était vrai, si les dimensions étaient à géométrie variable ? Et Alice de boire tel philtre ou de manger tel biscuit et de rentrer dans un trou de souris ou bien de ne plus pouvoir passer la tête par la fenêtre. Elle seule parle et raconte ce dont elle est témoin. Quand c’est pour elle-même, on la voit tout entière ; quant elle cite les animaux, cartes à jouer et autres créatures du conte, on ne voit que sa bouche, ses lèvres trop rouges et trop charnues. On chute vertigineusement dans un abîme, on rebondit, on se ratatine, on se déploie. On éprouve le gluant, le rugueux, le squameux, le poisseux, le coupant (jusqu'au sang), on teste de plâtreuses tartelettes, on goûte de la mélasse au mâchefer, des confitures de ronce, des punaises métalliques, des pelotes de poils et de plumes… Même un mulot mitré, croisant au large, trimbalant tout son barda et touillant sa tambouille, s'apprête à bivouaquer dans la forêt chevelue de la fillette parce qu’il prend son crâne pour une île déserte, tandis qu’elle broie du noir et patauge dans le lac de ses propres larmes. On nage, on marine au beau milieu de limbes étranges dont les stridences synesthésiques composent la plus incroyable des bandes-son : un tohu-bohu de crécelles, crissements et clapotements, clameurs ferroviaires et criaillerie de volière, cliquetis de fourchettes et caquets de gallinacées, carillons et stridulations, fureur porcine (un gentil goret dans ses langes couine comme un nourrisson), clameurs de prétoire en folie lors du procès des tartelettes (Alice, inculpée et effrontée, croque les pièces à conviction : elle ingère tout telle une enfant-cannibale), sans parler du tenace tic-tac d’horlogerie, facteur de tension permanente, annonciateur d’une possible et imminente explosion. Jusqu'au réveil dans la remise où gisent éparses quelques épaves, comme autant de pépins éparpillés du carrosse redevenu citrouille. Pour Švankmajer, le rêve ne coûte rien : il suffit de donner trois disques de métal et de fermer les yeux.
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