Parmi les millions de destins anonymes qui s'enchevêtrent au sein du macrocosme mumbaikar, ce sont les vies de trois femmes ordinaires issues du monde hospitalier qui retiennent l'attention de Payal Kapadia dans ce premier long-métrage de fiction intitulé All We Imagine As Light. Récompensé du Grand Prix du festival de Cannes en mai dernier, le film offre, en guise d'introduction, une succession de monologues superposés à un travelling présentant les marchés nocturnes de la ville. Ces interventions en voix off restituent des fragments de vie de Bombay en soulignant les dynamiques plurielles et contraires qui animent ses habitants. De surcroît, la nouvelle œuvre de Kapadia convoque des thématiques aussi riches qu'inépuisables en fustigeant dans un premier temps les contradictions internes à la métropole capitaliste, ici portraiturée sous ses atours bombayens, et qui, dans le prolongement logique de la société indienne dont elle tire ses traditions, érige l'inégalité en principe. Par ailleurs, la réalisatrice originaire du Maharashtra donne à voir les tentatives, variablement fructueuses, de survivance sociale et relationnelle auxquelles le train de vie urbain et l'agenda mondialiste acculent ses personnages, viciés par les modèles et représentations oppressifs d'un pays encore englué dans sa misogynie et son conservatisme. Anu, Parvaty et Prabha naviguent ainsi entre les perspectives de mariage forcé, les promesses d'expulsion (conséquences d'une gentrification grandissante) et l'attente interminable d'un mari parti exporter son savoir-faire à l'autre bout du monde. Si la mise en scène et l'écriture réussissent subtilement à montrer plutôt qu'à dire, comme lorsque la réserve maritale du personnage incarné par Kani Kusruti (actrice multifacette que j'étais heureux de découvrir il y a quelques semaines dans Girls Will Be Girls) la conduit à décliner, non sans hésitation, les avances attendrissantes du Dr. Manoj, la qualité du métrage réside aussi dans l'intelligence du discours qu'il fait sien : puisque les conventions sociales et le rythme saccadé de Bombay pèsent sur nos protagonistes et entravent leur épanouissement, c'est loin des grandes tours venues supplanter l'idée divine que les relations d'amour et d'amitié trouveront un terreau fertile où fleurir, et ce, sans pour autant que la metteuse en scène ne cède, de quelque façon que ce soit, au sentimentalisme mièvre ou aux fantasmes niais qui entourent habituellement cette idée de retour à la nature. Les vertus de cet exode urbain sont, sans l'ombre d'un doute, bien trop souvent idéalisées et dès lors perçues par le seul prisme d'un angélisme réducteur. Cela étant dit, il vient néanmoins, à ce cortège de louanges, se greffer son lot de réserves...
De toute évidence, la seconde partie du film m'a d'abord paru souffrir d'un essoufflement certain. Bien que je conçoive que ce ralentissement puisse résulter de la volonté de la réalisatrice d'opposer, par la mise en scène, le dynamisme métropolitain à la tranquillité des petits villages périurbains, cela ne m'a pas pour autant, au cours de la dernière demi-heure de film, extirpé de mon hypnagogie latente. Qui plus est, là où l'emploi plein de parcimonie de la bande originale m'avait plutôt séduit durant les séquences se déroulant à Mumbai, venant judicieusement agrémenter cette critique sociale d'un onirisme inattendu, les choix musicaux m'ont semblé bien moins heureux lors des scènes tournées sur le littoral. Parmi ces dernières, celle de la rescousse par Prabha d'un homme échoué sur le rivage est, à mon avis, emblématique du virage fantastique mal négocié que prend alors le film. J'ai trouvé un tantinet ridicule que l'ensemble des baigneurs et locaux assistant au sauvetage se mettent à applaudir à l'unisson notre infirmière héroïque. Hormis ce détail, la scène venant parachever le cheminement intellectuel et émotionnel de Prabha n'a pas non plus su m'atteindre. Les retrouvailles avec le fantôme de son mari m'ont effectivement laissé perplexe car, malgré le détachement émancipateur dont Prabha finit par faire montre en congédiant celui qui fut trop longtemps sa hantise, jamais l'interprétation des deux acteurs n'est parvenue à m'ébranler.
Tout compte fait, All We Imagine As Light voit l'approche sensible et naturaliste de Kapadia se combiner, de façon concomitante, à un registre fantasmagorique maladroit de même qu'à un discours social engagé rendant compte des conditions de vie précaires auxquelles se confrontent quotidiennement des millions de Mumbaikars. Faute de moyens (lesquels leur auraient permis d'habiter le centre-ville), les voilà tenus de prendre les transports en commun chaque matin pour se rendre sur leur lieu de travail. Or, la cinéaste indienne décide de filmer cela lorsqu'elle introduit le personnage joué par Kani Kusruti : pensive et diminuée par la charge mentale qui pèse sur elle, l'infirmière se tient mélancolique au beau milieu d'un wagon tandis que la rame traverse fugacement les stations du métro bombayen. Plus encore, Kapadia met en exergue les paradoxes d'une société rongée par ses préjugés sur la place des femmes. Bien que nos deux colocataires évoluent dans un milieu professionnel valorisant, et en dépit de leur apparente indépendance financière, elles n'ont guère voix au chapitre concernant leur prédestination matrimoniale. À ces impératifs conjugaux, l'idylle juvénile d'Anu et Shiaz objecte en toute innocence :
[...] je t'envoie des baisers à travers les nuages. Quand la pluie tombera, tu les recevras.
Tantôt animées par l'amour et la sororité, tantôt par une sorte de fatalisme social, c'est finalement grâce à l'évasion que l'espoir reprend forme pour ces trois femmes et que « tout ce qu'[elles] imagin[ent] comme lumière » rejaillit de l'ombre impérieuse des gratte-ciels et de leur inébranlable hybris.