Ce soir-là, la petite ville est en fête. Un clown allume le grand bûcher annonciateur des beaux jours, le feu s’élève sur la piazza dell’herbe. On va brûler l’hiver et tous les habitants se rassemblent : Gradisca, la belle du Borgo entourée de ses deux sœurs, les enseignants qui saluent à la romaine, les collégiens qui font éclater leurs pétards, Volpina la nymphomane isolée contre un mur. Les hommes sautent au-dessus des braises dans un rituel païen évoquant les envolées grotesques de Starace — le secrétaire du Parti national fasciste qui aimait à prouver sa virilité et celle du régime en bondissant dans des cercles de flammes. Le décor est dressé : baptistère, clocher roman et palais délabré. Les figurants sont là comme à l’opéra comique avant le tandem des amoureux. Mais il n’y a ni duo ni protagonistes. Quand le brasier a dévoré la sorcière en paille, la place se vide et des vieilles furtives viennent ramasser la cendre. L’œil du spectateur court d’une figure à l’autre comme les "manines", ces petites plumes qui annoncent le printemps et volent du môle au Grand Hôtel, du chantier à l’école. On suit la promenade de la Gradisca sous les galeries du Corso ; on passe devant le cinéma Fulgor et la vitrine aux Saint Sébastien de plâtre. Pas d’exposition à la première personne comme dans Les Clowns où l’auteur parlait de ses visions d’antan. Pas de personnage privilégié comme le jeune provincial qui découvrait la capitale dans Roma. Ici chacun joue et commente le spectacle. L’avocat présente les monuments, Titta l’adolescent raconte ses confessions, Biscin le colporteur mythomane relate ses fantasmatiques orgies orientales avec le harem du cheikh. Et voici que s’anime toute une petite ville des années trente, quelque part sur le bord de l’Adriatique. Le bourg de Romagne devient une entité, une abstraction, un "Rubiconia" réduit à une place et une plage, que le moindre événement météorologique transfigure. Ainsi la neige en fait-elle un labyrinthe et le brouillard suffit-il à égarer les écoliers en des régions si mythologiques que peuvent surgir des bœufs blancs semblables aux dieux de l’antiquité.


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Dans son cheminement intérieur, Federico Fellini a parcouru à l’envers toutes les époques de sa vie. Ses films semblent germer les uns à l’intérieur des autres. Amarcord existait en embryon dans les scènes du début de Roma, dans les brefs flashes sur l’enfance des Clowns et de 8 ½, ainsi naturellement que dans Les Vitelloni. Le mouvement de et vers la province se superpose dans son œuvre au mouvement du et vers le passé : diagramme en zigzag qui peut se reporter sur la table chronologique de sa biographie imaginaire. Les vitelloni sont des adultes qui n’ont pas mûri ; Mastroianni-Moraldo ne s’intègre pas dans le monde où il vit ; Satyricon court vers Roma et inversement, annulant le processus de déprovincialisation par les traces des origines lointaines. Et toujours les éléments d’autrefois se dévoilent comme des projections de la psyché. Le cinéaste ne cherche pas ici un point nodal libérant le souvenir, plutôt une dilatation permanente que les effluves de la musique de Nino Rota portent à une sorte de constante maturation. Si Amarcord fonctionne comme un exercice de remémoration personnelle, les multiples voix narratives permettent d’éclipser le moi fellinien. Voici donc Titta, jeune garçon espiègle, adepte des sentiers buissonniers, qui aime rôder dans les rues avec ses amis, participer aux célébrations du village et profiter des ombres et lumières du grand écran. Voici la cohorte des gosses chahuteurs, que l’appel de la chair travaille et qui lorgnent en ricanant les fesses nues de la statue de la Victoire ou le corsage faramineux de la grosse buraliste. Voici Gradisca, la coiffeuse toute de chic et de coquetterie tortillante, qui finira par épouser un carabinier après avoir frôlé l'extase dans les bras d'un prince fatigué. Voici les parents de Titta : un père talocheur, un grand-père lubrique, un oncle illuminé, une mamma débordée et indulgente qui ira un jour modestement mourir à l'hôpital. Voici Volpina, la vagabonde, la débauchée aux promesses carnassières, et don Balosa, le curé de la paroisse, confesseur parfois trop distrait, parfois trop curieux. Voici l'avocat radoteur, chantre de la cité, le vendeur de glaces et de pastèques, le directeur du cinéma aux airs de Ronald Colman, l’accordéoniste aveugle, sans oublier les putains dont l'arrivée en fiacre est un événement. Figurines de carillon ou de Guignol, sans gendarmes ni bâtons, venant occuper le devant de la scène à tour de rôle et faisant vivre un microcosme d’humanité arraché à l’oubli. Même l’éboueur philosophe aura sa minute consacrée, qui fouillera la nuit dans la fosse à merde du comte pour retrouver la bague perdue aux cabinets par la Contesina. Après tout, les excréments sont une production naturelle et leur puanteur une odeur comme une autre.


D’un printemps au suivant, des contorsions sensuelles de la Volpina à la raideur léonine de la professeur de maths, des vrombissements d’une mystérieuse moto au défilé populaire, des capes des petits orphelins aux mains d’un homme sur la toile cirée de la cuisine, refaisant les gestes de son épouse disparue, le film décline autant d’images matricielles et nourricières qui incitent à perdre la tête, à se laisser gagner par les tremblements et les vibrations intimes de leur créateur. Il ne bâtit aucune intrigue charpentée mais obéit à une évolution dramatique diffuse, agence une mosaïque d'épisodes cimentés ensemble par l'unité de lieu. Il n’illustre rien d’autre que la torpeur, l'oisiveté, l'archaïsme d'une certaine forme d'existence. Et derrière cette apparence, il exprime l'essentiel. La grande joie, la grande angoisse et la grande confusion qu'on appelle la vie. Le goût du rêve auquel l'homme s’accroche obstinément. L'insignifiance et la bêtise de son agitation. Il dépeint aussi l’implantation du mal social à un moment précis de l’Histoire, le poison de la dictature dont les effets s’exercent en profondeur. Pas seulement chez ses représentants officiels mais dans le comportement des petit-bourgeois goitreux, résignés et frustrés. Loin des adhésions nazies et de la fascination pour le peuple élu et la race supérieure, les Italiens ressentent plus ou moins le fascisme comme l’occasion d’une irresponsabilité collective qui berce leur hédonisme culturel. À la fête printanière, déjà, Pataca tracassait Giudizio en lui ôtant l’échelle lorsque jaillissait la flamme. À le voir trottiner avec les miliciens lors de la venue du Fédéral, on le sent prêt pour des brimades plus poussées. Quand le gérarque tire sur le clocher d’où s’échappe une Internationale anonyme, on se rappelle qu’il tirait aussi pour impressionner les dames. Les figures d’autorité s’affichent désormais en chemises noires, les enfants en Balillas et les jeunes en soldats. Ceux-ci rêvent que Mussolini les marie à leurs petites amies, en une cérémonie militaire qui serait l’apothéose d’un idéal lié aux besoins sexuels et à des désirs de gloire utopiques. Seul Aurelio semble protester : on lui fera subir un interrogatoire à l’huile de ricin. Mais quel anarchiste dérisoire, ce chef de famille autoritaire qui mange le premier à table, fait le contremaître au chantier et estime qu’un fou, fût-il son frère, se garde à l’asile.


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Dans Amarcord, l’ordre du temps s’accorde à l’ordre civil, fondé sur l’immuabilité des statuts idéologiques. Dans la salle de classe, sous l’égide des puissances tutélaires (le pape, le roi, le Duce), les élèves n’en continuent pas moins à inventer les pires farces et à faire preuve d’un irrespect réconfortant. Même l’hommage au hiérarque par les organisations de jeunesse prend des allures de carnaval, d’équipée grotesque, de pantalonnade dérisoire face au grand portrait confectionné avec des œillets rouges et blancs. C’est que, pour Fellini, le ridicule est l'arme absolue du mépris. Pas de réquisitoire ni de message ici, mais la dénonciation souriante de ce qui étouffe, oppresse, aveugle, de ce qui rend sot ou mesquin. Les traits saillants d’une époque sont ainsi croqués sans rompre (bien au contraire) avec le confort de l’évocation. Deux épisodes cruciaux s’entrechoquent au centre du film : le passage du fastueux transatlantique Rex et la sortie de l’oncle Teo. L’illusion collective et la rébellion d’un homme seul. Les songeries de luxe et d’exotisme et l’exigence de la vie amoureuse. Le petit peuple tout entier a frété canots et embarcations pour voir voguer, au large à minuit, le fabuleux vaisseau. Tandis que la fatigue et le froid gagnent les curieux, qui se laissent aller aux confidences, les barques emmêlées ressemblent à un immense radeau de la Méduse. Surgit alors de l’ombre ce prodigieux mensonge, ce monstre opulent illuminé comme Manhattan, ce piège flottant porteur de toutes leurs crédulités et divagations. Glissant sur des flots de cellophane, il remplit la mer de sa masse colossale avant de disparaître à nouveau dans l’obscurité. Il est un fantôme évanescent qui, par sa pureté, rappelle la fillette de La Dolce Vita : à sa dernière apparition, l’enfant était entourée de vagues, comme soulevée par l’écume. Mais la splendeur du navire ne semble provenir que du regard dont ces gens le couvrent, que de leur patience, de leur imagination, de leur émerveillement. Interné en hôpital psychiatrique, Teo ne rêve pas, lui, il se bat et souffre. C’est dimanche, sa famille l’emmène pour une partie de campagne. Une minute de distraction lui suffit pour grimper au sommet d’un grand peuplier d’où il clame : "Je veux une femme !" Et les cailloux de pleuvoir sur les parents et amis qui veulent le ramener à la raison. Or il est peut-être le plus lucide et le plus sensé de tous, le seul qui ait justement réussi à s’arracher au sein maternel de la province : la femme qu’il désire est l’antithèse de celle qui l’a conçu et le retient en elle. Dans son arbre perché, Teo hurle ainsi jusqu’au soir. La nuit tombée, une naine en cornette, encadrée de deux infirmiers géants, le fera redescendre : métaphore d’une Italie frustrée et dominée par la religion.


Tapissé de nostalgie et de tendresse, de crudité et d’insolence, Amarcord est pareil au Rex majestueux : il brille de mille feux mais échappe à la réalité. Il épouse une recherche du temps perdu qui réinvente un monde délirant, fulgurant, différent, "plus vrai que le vrai". Que les souvenirs soient authentiques ou inventés importe peu : ce qui compte ici, c’est l’or en quoi l’alchimie du magicien les transforme. Naît alors un kaléidoscope de saynètes pittoresques et généreuses, insolites et truculentes, incrustées de tableaux chamarrés : le frêle intellectuel oscillant au rythme d’un tango imaginaire devant les grilles de la résidence du comte ; l’énorme paire de seins aux tétons enfoncés, l’un après l’autre et sans ménagement, dans la bouche du puceau par la plantureuse marchande ; le superbe paon échappé du château voisin qui, un beau matin d’hiver, fait la roue au milieu des flocons, comme un cadeau inattendu... Toute la lyre de Fellini à son apogée. Cette chronique des jours heureux, des émotions malaxées par le travail de la mémoire, est aussi le film de la dépossession, de l’inassouvissement, d’une exubérance qui ne trompe plus personne et ne fait que situer les esquifs fragiles des choses et des hommes. Un décor est l’emblème de cette idée : le Grand Hôtel, bouche abyssale de l’éternité. L’auteur y a dessiné des enfants. C’est exactement leur place : il fallait à tout prix à cette démarche conjuratoire quelque chose qui ne passe pas. Grâce à eux, le cinéaste renoue avec la grande illusion : ne pas mourir tout à fait. Déjà, à la fin de 8 ½, le petit joueur de fifre menait inexorablement la dernière farandole. Il représentait la volonté de puissance de Guido, son effort pour mettre dans le monde — enfin — un peu d’ordre. Amarcord relève également du cortège enchanté. Ses participants, ce sont les images, qui se suivent avec la progression sûre de la fugue. Elles recèlent le dernier espoir de l’artiste d’ordonner le chaos. Et Charon en est le maître de cérémonie. Doté non plus d’une barque, mais d’un paquebot. Cette entorse au mythe s’appelle la Poésie. Plus le concret se précise, plus sa disparition est proche. Le film semble fouiller jusqu’aux atomes qui le composent pour le rendre visible sous la forme d’une émulation générale. Souvent, sur l’Acropole au cœur de l’après-midi, la lumière cinglante fait trembler les œuvres d’Apollon. L’œil de l’enfance est à la source de cette lumière. La caméra est son regard, notre peur est son rire, et Dionysos est son prophète.


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le 25 oct. 2020

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Thaddeus

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