Tout commence par un gros plan sur le visage de Zhang Yu (Hoodlum Yang Cheng) dont nous comprendrons, plus tard, qu’il vient de coucher avec la femme de son meilleur ami. Il explique à celle-ci qu’il y a un éléphant qui s’assoit et ignore le monde. De ce simple plan repose le procédé visuel du film: isoler les personnages dans une bulle – avec une caméra qui ne les quitte jamais et dont l’arrière-plan reste constamment flou – les isolant d’un monde qui ne les comprend, visiblement, pas. L’éléphant et Manzhouli deviennent une obsession pour les personnages, une croyance presque religieuse (l’éléphant convoque Gaṇesh dans l’hindouisme) ainsi qu’un but à accomplir – celui d’aller à sa rencontre et échapper à un monde actuel qui, dixit les personnages, n’est qu’«un terrain vague», « un monde répugnant». Le film se déroule au gré d’un espace-temps unique: une journée dans une ville. Par la grâce de cette caméra sans cesse en mouvement suivant de près les personnages, l’immersion du spectateur est totale, sensible à la dimension élégiaque de cette errance dans ce monde en déshérence. La caméra circule, passe d’un personnage à l’autre, comme dans un passage de relais. Parmi les personnages principaux, l’écolier Bu, en fuite après avoir poussé Shuai dans les escaliers, ce même Shuai qui l’intimidait auparavant. Ling, la camarade de Bu, a fui sa mère et est tombée amoureuse de son professeur. Cheng, le frère aîné de Shuai, se sent responsable du suicide d’un ami, après avoir couché avec sa femme. Et enfin, il y a M. Wang, un retraité vif qui veut échapper la maison de retraite imposée par son fils. Vous l’aurez compris, ces quatre personnages sont inextricablement liés par l’impérieuse nécessité de fuir. La vie là-bas, c’est no future: les personnages se balancent à la gueule des «t’es foutu» ; «tu peux aller n’importe où, tu ne trouveras rien de différent», «il n’y a que de la souffrance, la vie est comme-ça de toute façon». Il faut donc aller ailleurs, animer par l’espoir, le désir, la croyance aussi. Des choses qui donne envie d’aller plus loin car « ailleurs », selon l’écrivain Paul Morand, « est un mot plus beau que demain ». Et puis, au-delà du mood dépressif, il y a cette incroyable mise en scène donnant l’impression d’un long rêve flottant, donnant la possibilité aux personnages de vivre pleinement ce qu’ils ont à vivre. Des mouvements et des plans qui assoient le récit, sa nécessité pure : filmer la vie de ses personnages en fuite, témoins impuissants de la destruction de ce monde guidés par leur simple sentiment d’espoir. Ils font comme ils peuvent et on les aime pour ça. An Elephant Sitting Still est soutenu par Wang Bing, Bela Tarr et Gus Van Sant, tant de cinéastes qui ont probablement inspiré Hu Bo dans cette dialectique visuelle organique du plan-séquence et de la durée évoluant sur toute la durée de l’action. Un cinéma spontané qui renvoie au cinéma primitif des frères Lumière, pour capter l’apparence du monde dans tout ce qu’il y a de plus vrai, de la façon la plus simple (en apparence). Comme le disait Gus Van Sant: «Avant d’être un directeur je suis celui qui regarde des corps bouger dans un espace. Et quelque chose naît de ce travail.». Ici, comme ces corps qui se déplacent dans le décor, la caméra mobile adopte le point de vue de son réalisateur – et vient créer l’étrange sensation d’une présence-absence. À bien des égards, An Elephant Sitting Still est un film à chérir, à protéger, à aimer passionnément.

Theolino
9
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le 25 nov. 2021

Critique lue 91 fois

Theolino

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