Sans Soleil
Dans ce qui restera l'unique long-métrage de Hu Bo, qui mit fin à ses jours peu de temps après l'avoir achevé, le fond et la forme s'associent pour accoucher d'une œuvre d'une grande force lyrique...
Par
le 8 janv. 2019
50 j'aime
5
Tout commence par un gros plan sur le visage de Zhang Yu (Hoodlum Yang Cheng) dont nous comprendrons, plus tard, qu’il vient de coucher avec la femme de son meilleur ami. Il explique à celle-ci qu’il y a un éléphant qui s’assoit et ignore le monde. De ce simple plan repose le procédé visuel du film: isoler les personnages dans une bulle – avec une caméra qui ne les quitte jamais et dont l’arrière-plan reste constamment flou – les isolant d’un monde qui ne les comprend, visiblement, pas. L’éléphant et Manzhouli deviennent une obsession pour les personnages, une croyance presque religieuse (l’éléphant convoque Gaṇesh dans l’hindouisme) ainsi qu’un but à accomplir – celui d’aller à sa rencontre et échapper à un monde actuel qui, dixit les personnages, n’est qu’«un terrain vague», « un monde répugnant». Le film se déroule au gré d’un espace-temps unique: une journée dans une ville. Par la grâce de cette caméra sans cesse en mouvement suivant de près les personnages, l’immersion du spectateur est totale, sensible à la dimension élégiaque de cette errance dans ce monde en déshérence. La caméra circule, passe d’un personnage à l’autre, comme dans un passage de relais. Parmi les personnages principaux, l’écolier Bu, en fuite après avoir poussé Shuai dans les escaliers, ce même Shuai qui l’intimidait auparavant. Ling, la camarade de Bu, a fui sa mère et est tombée amoureuse de son professeur. Cheng, le frère aîné de Shuai, se sent responsable du suicide d’un ami, après avoir couché avec sa femme. Et enfin, il y a M. Wang, un retraité vif qui veut échapper la maison de retraite imposée par son fils. Vous l’aurez compris, ces quatre personnages sont inextricablement liés par l’impérieuse nécessité de fuir. La vie là-bas, c’est no future: les personnages se balancent à la gueule des «t’es foutu» ; «tu peux aller n’importe où, tu ne trouveras rien de différent», «il n’y a que de la souffrance, la vie est comme-ça de toute façon». Il faut donc aller ailleurs, animer par l’espoir, le désir, la croyance aussi. Des choses qui donne envie d’aller plus loin car « ailleurs », selon l’écrivain Paul Morand, « est un mot plus beau que demain ». Et puis, au-delà du mood dépressif, il y a cette incroyable mise en scène donnant l’impression d’un long rêve flottant, donnant la possibilité aux personnages de vivre pleinement ce qu’ils ont à vivre. Des mouvements et des plans qui assoient le récit, sa nécessité pure : filmer la vie de ses personnages en fuite, témoins impuissants de la destruction de ce monde guidés par leur simple sentiment d’espoir. Ils font comme ils peuvent et on les aime pour ça. An Elephant Sitting Still est soutenu par Wang Bing, Bela Tarr et Gus Van Sant, tant de cinéastes qui ont probablement inspiré Hu Bo dans cette dialectique visuelle organique du plan-séquence et de la durée évoluant sur toute la durée de l’action. Un cinéma spontané qui renvoie au cinéma primitif des frères Lumière, pour capter l’apparence du monde dans tout ce qu’il y a de plus vrai, de la façon la plus simple (en apparence). Comme le disait Gus Van Sant: «Avant d’être un directeur je suis celui qui regarde des corps bouger dans un espace. Et quelque chose naît de ce travail.». Ici, comme ces corps qui se déplacent dans le décor, la caméra mobile adopte le point de vue de son réalisateur – et vient créer l’étrange sensation d’une présence-absence. À bien des égards, An Elephant Sitting Still est un film à chérir, à protéger, à aimer passionnément.
Créée
le 25 nov. 2021
Critique lue 92 fois
D'autres avis sur An Elephant Sitting Still
Dans ce qui restera l'unique long-métrage de Hu Bo, qui mit fin à ses jours peu de temps après l'avoir achevé, le fond et la forme s'associent pour accoucher d'une œuvre d'une grande force lyrique...
Par
le 8 janv. 2019
50 j'aime
5
Le constat ne manque pas de paradoxe : dans l’histoire de l’art, l’inspiration doit une part grandissante au pessimisme. Alors que les premières représentations insistent sur l’idée d’une trace à...
le 9 nov. 2020
38 j'aime
6
An Elephant Sitting Still est un sacré morceau de cinéma, non seulement pour sa lenteur et sa durée, mais surtout parce qu'il met du temps avant de se révéler. Disons qu'au cours du film j'ai tout...
Par
le 8 janv. 2020
37 j'aime
1
Du même critique
Filmer un territoire. Un été sur une île de loisirs en région parisienne. Terrain d’aventure, de drague et de transgression pour les uns, lieu de refuge et d’évasion pour les autres. De sa plage...
Par
le 24 nov. 2021
Lors d’une livraison, Jongsu, un jeune coursier, tombe par hasard sur Haemi, une jeune fille qui habitait auparavant son quartier. Elle lui demande de s’occuper de son chat pendant un voyage en...
Par
le 7 nov. 2021
Leviathan est un véritable film-monstre, si bien que la nuit au cinéma avait rarement pris cette allure de chaos total et orageux. En embarquant sur un chalutier pour dresser le portrait d’une des...
Par
le 17 nov. 2021