Cette fois, plus besoin de masque ni de déguisement. Un long plan fixe de plusieurs minutes, monologue à l'adresse des spectateurs, fait table rase du stand up et nous prévient d'emblée que Woody Allen jouera Woody Allen lui-même, dans ses pompes et ses œuvres, sa grandeur et sa décadence. Prétexte de ce strip-tease : ses démêlés sentimentaux avec Diane Keaton, son ex-compagne, baptisée ici Annie Hall, qui se trouve être son vrai nom. Comment ils se sont rencontrés, pourquoi ils se sont plu et ont décidé de vivre ensemble, qu'est-ce qui a bien pu les amener à se séparer, autant de péripéties permettant à l’artiste de parler librement de ses obsessions et de ses marottes, de ses inquiétudes et de ses répulsions, sans impératif de genre ou contrainte de style. Bref, tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Woody Allen sans jamais oser le demander. La prolifération des bons mots facétieux et des remarques désopilantes favorise un dialogue constant avec le spectateur et pousse à son comble le jeu entre le plan réel et le plan fictionnel. C’est donc un autoportrait de l'humoriste juif new-yorkais, conscient de son isolement et de son inutilité au sein de la société nord-américaine, charriant depuis l'enfance des tonnes de culpabilité, obsédé par l'échec des relations amoureuses, la religion, le sexe, la mort, les plus hautes interrogations métaphysiques, et livré pieds et poings liés depuis vingt ans aux douteux délices de la psychanalyse.
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Les premiers films d’Allen avaient mis au point une méthode faite de carambolages entre l'indicible et le platement terre-à-terre, véritable cocktail Molotov de rire et d'angoisse existentielle, avec effet détonateur garanti. Dans ce sixième long-métrage, elle constitue un véritable acte libératoire. Tous les éléments de son univers et de sa personnalité se télescopent en de saisissants raccourcis, au fil d'un texte étincelant assaisonné à toutes les sauces : dialogues, adresses directes au spectateur, sous-titres contredisant les platitudes échangées... C’est un film étonnamment flottant qui fonctionne en permanence sur la libre association. Les temporalités y sont croisées de façon apparemment désordonnée, les scènes sautent du coq à l’âne, tout semble possible et pourtant rien n’a l’air gratuit. Sous le triple patronage du cabaret, du freudisme et de la télévision (qui, pour Allen, ne sont sans doute qu’une seule et même chose), Annie Hall jaillit comme ces conversations où l’on entremêle le travail, la politique, les histoires drôles, les souvenirs, les projets, les jeux de mots, les anecdotes, les considérations esthétiques, les histoires personnelles, les références de films, les phobies, les banalités incongrues. L'écriture procède par insertion d’apartés, de personnages et d'intrigues annexes qui surgissent dans le discours le plus anodin. Cela ressemble à une prodigieuse usine d'homoncules périphériques, fourmillant de leur vie autonome le temps d'une phrase ou d’une micro-séquence. On est comme au flipper, balancés d'un plot à l'autre toutes les dix secondes, ça fait tilt dans notre tête, et on rit de la difficulté d'être, ce qui implique tout de même une drôle d'explosion intime. Parlant franchement à la première personne, n'ayant peur ni du ridicule ni de la honte, bravant les idées en place pour nous dire son amour inconditionnel du New-York pollué, encrassé, invivable, contre le pseudo-paradis californien (et végétarien), exprimant ses problèmes de paranoïaque, d'amoureux transi, de bateleur mélancolique, l’auteur nous touche, nous émeut, comme peu savent le faire. Woody Allen, c'est nous.
Ses envahissantes connaissances, son goût de la citation et, en contrepoint, la gêne déphasée qu’ils représentent dans la vie pratique composent une silhouette d'intello au courant de tout, à la pointe de l'avant-garde et parfaitement velléitaire. Un être dissimulant son mélange névrotique de narcissisme et d’apitoiement derrière des commentaires perfides sur tout un chacun et surtout sur lui-même. Autour de lui gravite un essaim d'amis et de connaissances qui le reflètent à merveille. L'univers du New York mode, du Village, peuplé d'activistes en fauteuil, de groupies demeurées, de cinéphiles arrogants et de journalistes kafkophiles, forme un background sur lequel il porte le regard de distance et d'intimité propre à la satire sociale. Ainsi le voit-on faire la queue au cinéma devant un abruti qui égrène sans désemparer un chapelet de niaiseries à la mode de l'an passé sur — dans l'ordre — Fellini, Beckett et McLuhan. Ce à quoi Woody répond (ou rêve de répondre) en tirant par la manche le principal intéressé, débonnaire et éberlué, fort sympathique, qui s'empresse d’arbitrer la discussion et d'expliquer à son exégète officiel qu'il n'a vraiment rien compris à son œuvre. Généralement le comique de cinéma n'a de rapport avec la culture qu'au niveau de son appréciation critique. L'exercice de l’humour chez les grands maîtres du rire a quelque chose de naturellement primaire, il suppose un don inné, une sorte d'inspiration irrationnelle, comparables au geste du lancer chez le pécheur, au paraphe chez le calligraphe japonais ou au jet sans motif chez les tenants de l'action-painting. Les grands jokers sont rarement des intellectuels. Allen est le premier comique de réputation internationale qu'on puisse qualifier ainsi et qui, au lieu de lasser son public, n'ait jamais cessé de le stimuler à coups d’aphorismes savants, le premier qui ait basé sa carrière sur le commentaire immédiat des grands problèmes sociaux et politiques, et qui en même temps ait assis sa popularité sur un personnage adulte, sexuellement explicite, malgré la part de dérision qu'il apporte à ces derniers aspects de son image.
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Woody a toujours paraphrasé les grandes œuvres du cinéma et de la littérature, d’Eisenstein à Tolstoï, de Bergman et Antonioni à Sartre et à Kierkegaard, mais à la façon d'un malade de l'intelligence qui prend le public non élitiste à témoin de son incontrôlable pédantisme. Il sait très bien quel homme il peut citer pour provoquer un réflexe de moquerie, quel auteur il peut parodier en une capsule rapide, et surtout comment dérider avec le langage de la cérébralité. Ce travail de vulgarisation quasi subliminal s'appuie bien sûr sur sa clientèle de base, très universitaire, apte à saisir toutes les nuances du jargon que raille sans cesse Allen Stewart Königsberg. Mais surtout, il la dépasse. En accédant à une large audience sans donner dans le calcul antique des distributeurs qui visent toujours les douze ans d'âge, on peut dire qu'à sa manière il rend les spectateurs américains plus intelligents qu'ils ne l'ont jamais été. Annie Hall est de ce point de vue un tournant majeur dans son œuvre. Il y abandonne de manière irréversible son image traditionnelle de schlemiel, qu’il soit naïf, innocent ou irresponsable. Il peut ainsi vivre aux côtés d’une femme sans l'épouser, rompre avec elle en reconnaissant ses torts, rester seul et meurtri tout en demeurant intact dans son charisme d’amuseur universel. Il secoue le cocotier de la comédie traditionnelle en parlant de menstrues, de stimulants, d'accessoires, d'orgasme. Aucun comique n'avait évoqué ainsi la fin de l'accord sexuel, le naufrage de l'amour, la rupture amicale mais douloureuse, ni offert un matériel aussi adulte, topique, en phase avec les préoccupations quotidiennes de son temps. Cette liberté de langage, associée au ton de persiflage consterné, de confidence désabusée qui est le sien, désarme autant qu’elle divertit. On rit parce que le rire est le milieu ambiant de cette créature amphibie nommée Allen, mais on ne cesse d'être touchés par la franchise de l'aveu et l’inventivité de la performance directoriale.
Si l’œuvre s'appelle Annie Hall et non Alvy Singer, c'est que l’auteur s'y donne volontairement le mauvais rôle, celui d'un amant répudié qui s'accroche et qui triche en s'attribuant, dans une ultime pièce de théâtre, toutes les qualités qu'il envie à son ex-maîtresse. Ce n'est même pas Annie Hall vue par Woody Allen, et prétexte à ses envolées moroses, c'est bien Annie Hall tout court, avec son excentricité rêveuse, son charme singulier et son sens très personnel de la mode. Un personnage indépendant qui vit sans le secours de son soupirant bigleux. Pourquoi est-ce d'elle que le héros tombe amoureux ? Parce qu'elle inverse l'ordre des choses et parle la première. Elle fait à Alvy ce qu’Alvy fait au spectateur : elle lui coupe l'herbe sous le pied, anticipe sur ses réponses et le prend de vitesse (littéralement, dans sa Volkswagen qu'elle conduit comme un bolide). C'est à elle qu'il remet en prime sa spécialité favorite : la trituration des mots. Or Alvy fait métier d'avoir toujours le premier mot. Pour raconter ses blagues. Pour séduire les femmes. Pour évoquer le souvenir d'Annie Hall qu'il a perdue. À lui le monopole de la parole, donc des discours et de leur critique, des dénégations, des mensonges, des lapsus et de leur interprétation. Sauf que ce monopole n'apparaît jamais comme donné une fois pour toutes et que le film consiste à toujours le mettre en jeu. Comme si le spectateur, au même titre que n'importe qui d’autre (un passant, un figurant) avait le pouvoir de le lui disputer. Pour le cinéaste, il ne s'agit pas de susciter avec son actrice un double féminin, à la fois vulnérable et maternant et à travers lequel il apparaîtra encore plus unique, mais de faire exister, plus difficilement, à côté de soi, une autre, une femme. Ce qu'il y a de plus fort et de plus émouvant ici, ce n'est pas que l’héroïne-titre ne soit compréhensible qu'au travers du désir et des fantasmes de l’homme américain mais que, de toute évidence, elle existe en dehors de l’écran. Et que la distance entre elle et Alvy, au dernier plan et sans trémolos rentrés, soit aussi mesurable. C'est dire à quel point le comique d’Allen vole haut.
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Pour l’artiste, le film constitue surtout une dette payée envers Diane Keaton, sa Galatée, qui lui a tout donné en le quittant et à laquelle il donne tout en évoquant leur liaison. Annie prononce d'entiers tunnels sans phrase, faits de balbutiements, d'onomatopées, de fous-rires qui se concluent dans le geste du sabordage, index pointé contre la tempe avec un bruit d'explosion. Lorsque, pliée en deux, elle raconte très mal une histoire drôle qui en fin de compte ne l'est pas du tout (celle d'un grand traumatisé de la guerre de 14, narcoleptique, qui meurt en dormant pendant qu'il attend sa dinde de Noël), il pratique un style d'humour n'étant pas le sien, et rend donc hommage à un mode de pensée qui appartient, dit-on, à Diane Keaton. Woody-Alvy raconte sinistrement des choses hilarantes ; Diane-Annie rit aux larmes de choses consternantes. Sa nature à lui exprime un pessimisme irrémédiable ; elle s'amuse d'un rien et s'arrête de parler au milieu d'une phrase parce qu'elle entend gargouiller ses intestins. Et bien que Woody, devant l'humour de sa partenaire, s'invente professionnellement une riposte, on sent qu'il est (é)perdu d'admiration devant une santé si antinomique de la sienne, et qu'il fait tout pour la mettre en valeur. Comment concevoir plus bel hommage à cette femme qui fut aimée, et qui l’est toujours malgré la séparation ?
Allen, cet hypocondriaque de la pensée, fait donc plus que de s'interroger sur la nature de sa fantaisie, il scrute sa carrière avec une attention quasi douloureuse. Au lieu d’éparpiller ses idées et ses obsessions dans tous les sens, de les laisser fuser imprudemment et sans filet, il les recense exhaustivement, les lie avec solidité, les développe sans jamais négliger la composition d'ensemble. Il est le seul à disséquer de l'intérieur son métier, à exprimer son aversion pour les recettes industrielles, à analyser sa propension irrésistible à voir la vie sous le seul aspect verbal, sa quête aveugle, pragmatique et pourtant érudite sur la nature profonde de l'humour. Il pousse plus loin que nul autre sa veine défaitiste, se définit lui-même comme un "culpabilisé contre-hédonique" et contredit par là une donnée fondamentale du comique américain : celle de l'optimisme gagneur à tout prix. Il nous fait rire par sa vision désespérée du monde car cette philosophie amère, mâtinée d’autant de tendresse que de gravité, constitue aussi sa force vitale. Enfin, et c’est peut-être le plus important, il célèbre un bonheur d’autant plus précieux qu’il est fragile et éphémère. Lorsqu’Alvy compare les relations humaines à ces œufs absurdes mais indispensables à son existence, sa misanthropie supposée est retournée comme une crêpe et transparaît alors son amour infiniment pudique pour ses semblables, dissimulé derrière ses sentences griffues. Ce drôle de petit bonhomme, dont la conversation ressemble paraît-il au dialogue de ses films moins les plaisanteries, peut dès lors multiplier avec la plus exquise légèreté les blagues sur ses angoisses ou les traits d’esprit sur la mort, qui n’est rien d’autre à ses yeux qu’un "trait acquis". Woody Allen, le seul comique du cinéma ressemblant à s'y méprendre à Spinoza.
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