Anora (2024) de Sean BAKER n'est pas le film que j'ai vu parmi la sélection officielle du festival de Cannes 2024 auquel j'aurais attribué la palme d'or, cependant c'est d'abord un très bon film dont je vais traiter de ce qui à mon sens constitue ses qualités, mais c'est une palme que je trouve méritée et qui je trouve rappelle un des rôles, sinon prépondérant du cinéma, au moins nécessaire, à savoir être le témoin de son époque.
Je m'explique. Nous traversons une époque troublée par d'une part la suprématie absolue de l'idéologie capitaliste fourvoyée en néolibéralisme avec tous les problèmes structurels que cela a sur nos sociétés. Creusement des inégalités, problèmes environnementaux majeurs, crises financières à répétitions, domination sur l'immense majorité des peuples d'une infime élite déconnectée des problèmes etc. Je ne vais pas faire ici un exposé de gauchiste, vous êtes tous conscients des problèmes que posent cette réalité.
Une époque d'autre part traversée par la convergence des luttes et des militantismes de groupes sociaux marginalisés ou invisibilisés qui revendiquent à raison, qui l'égalité, qui la tolérance, qui des droits fondamentaux, qui la voix au chapitre, qui la possibilité de faire ses choix en libre conscience. Alors pour celles et ceux qui voudraient venir ma chatouiller les orchidées (l'étymologie grecque de cette sublime fleur parasite c'est précisément les testicules) en me disant que : "Oui, il y en a marre de toutes ces revendications, on est devenus woke, on ne peut plus rien dire" et autres arguments de chouineurs fragilisés dans leur confort de domination systémique, dites vous bien deux choses, c'est que ces luttes ont le droit d'être menées par celles et ceux qui les mènent tant qu'ils en ressentiront l'impérieuse nécessité et que la façon la plus efficace d'y mettre un terme c'est justement d'y répondre en accédant à leurs demandes. Et oui mes chers congénères mâles blancs hétéros il va falloir qu'on le lâche notre hochet de domination et de représentation normée, ça va piquer un peu aux débuts, mais si notre aspiration c'est une société juste et égalitaire on devra en passer par là obligatoirement !
En cela Anora s'inscrit parfaitement dans son époque. S'il laisse à ses pourtours les questions de représentation des minorités, bien qu'on puisse interroger en filigrane la marchandisation du corps féminin, il l'est surtout dans sa représentation de la domination d'une classe possédante sur une autre. Et là où Triangle of Sadness (2022) terminait en nous disant que finalement si les "pauvres" avaient le pouvoir et l'argent ils feraient comme les riches, voire pire. Un discours qui m'avait filé de l'urticaire et qui avait achevé de me rendre ce film abject, Sean Baker ici, explore les rouages d'une domination, de ses leviers et mécanismes en l'illustrant presque comme un conte moderne, une Cendrillon pimpée à l'aune de notre modernité où le Prince charmant n'est peut-être pas le fils du monarque mais plus à chercher du côté de ses valets.
Ani, figure l'un des caractères sociaux les plus présent dans la filmographie de Sean Baker, les travailleurs du sexe, c'est une catégorie sociale dont il aime parler et dont il parle bien, parce qu'il le fait avec respect et bienveillance. Il le prouve une fois de plus ici, malgré un monde qui pourrait être montré de façon vicieuse, perverse, jamais on ne ressent cela dans le film. En dépit de scènes très crues, très explicites, on a jamais l'impression d'avoir derrière la caméra un regard lubrique qui filmerait des actes sexuels dans le seul but d'exposer à des regards concupiscents des morceaux de chaires. On ressent immédiatement une confiance totale de l'actrice envers le cinéaste, ce qui prouve que ce n'est pas le genre derrière l'objectif qui réifie un corps, une actrice, mais la façon dont on va montrer ce corps, cette actrice à l'écran, que ce n'est pas filmer l'acte sexuel qui pose problème, c'est comment et pourquoi on le filme, quelles sont les intentions derrière tel plan, tel insert, tel montage. Comme ceci est établi dès la première séquence du film, j'embarque avec enthousiasme impatient de suivre cette histoire.
Le film s'ouvre sur un panoramique nous plongeant tout de suite dans le monde de Anora, celui des boîtes à strip-tease où viennent s'encanailler les hommes, là encore le film ne juge pas, ne forme pas de regard moralisateur, il observe et retranscrit et il le fait qui plus est dans une mise en scène riche, très pop, très enlevée, colorée, très MTV. Avec le risque pas anodin de se vautrer dans une imagerie "bling bling" renforcé qui plus est par le fait que durant un bon tiers du film, le cinéaste reste dans cette position formelle. Les clubs, les fêtes, Las Vegas, l'opulence insolente et les dépenses somptuaires du jeune milliardaire russe, ses réactions puériles et immatures, font d'abord penser que le film ne va être qu'une litanie, un lexique ennuyeux des comportements idiots que permet le fric. Si vous trouvez que les clips de rap des années 2000 sont la quintessence du vulgaire sexiste et misogyne, on n'y est pas du tout et pourtant tous les codes y sont. L'intention derrière par contre n'est pas la même et du coup ces codes font passer un autre message.
Vanya lui incarne le pendant de cette société où la lutte des classes n'a pas disparue comme on voudrait nous le faire croire, il est caractérisé comme un jeune insouciant, inapte à percevoir les conséquences de ses actes, mais dont la fortune et donc l'outil de sa position sociale lui permet tout, y compris le pire moralement. C'est assez intéressant d'ailleurs d'incarner ce néolibéralisme en roue libre par un adolescent, j'y vois une symbolique très forte. Mais malgré ses moyens illimités, il s'ennuie, il achète ses amis, il achète ses conquêtes, il voudrait s'émanciper de la figure tutélaire de son père, l'idée qu'il doive revenir en Russie pour travailler dans la boite de ce dernier ne le satisfait pas et tandis qu'il paie pour la compagnie exclusive d'Anora lui vient l'idée qui va déclencher le conte à proprement parler : la demander en mariage.
Si lui ne fait pas mystère, et c'est son seul moment de sincérité et d'humanité, que son objectif en contractant ce mariage, c'est obtenir la nationalité américaine et rester aux Etats-Unis, on s'interroge sur les motivations d'Ani. On se demande par quelle promesse ou mensonge elle a été séduite ? C'est un mauvais amant, sa conversation est inexistante, il se comporte comme un adolescent, ses potes sont cons et envahissants … Mais Sean Baker nous inscrit à l'écran en deux plans, quasi statiques, dans un lit, en deux expressions du visage de son actrice, que ce n'est pas tant en lui qu'elle a crue, mais en la possibilité d'entamer une nouvelle vie, cette occasion dont on rêve tous de pouvoir tout plaquer pour recommencer, avec plus de moyens ou juste en faisant ce qu'on aime vraiment. En fait elle n'épouse pas le fils d'un milliardaire mais elle embrasse la possibilité d'une vie à des années lumières de ce à quoi elle pouvait prétendre. Mais bien sûr, le conte de fées ne peut se poursuivre et le retour de bâton va être violent.
Le film opère alors une bascule tant formelle que narrative en s'extrayant de sa mise en scène tapageuse, pour rentrer dans un récit en apparence moins chaotique mais dont l'intensité dramaturgique atteint des proportions inouïes. La bascule se fait en une scène, qui se veut le pivot du film, une scène à la fois terrifiante dans ce qu'elle expose et raconte mais paradoxalement l'une des plus drôles de l'année. Ayant eu vent et confirmation que leur fils a épousé une "prostituée" les parents lui envoient son chaperon, un vicaire orthodoxe garant a priori de sa morale et deux gros bras, chargés de garder le couple jusqu'à leur arrivée et l'annulation du mariage.
Si la violence psychologique ne fait pas défaut, on a immédiatement la preuve de la lâcheté de Vanya, du fait qu'il a utilisé son pognon à ses fins sans se soucier de Anora, mais est-on plus surpris que cela ? C'est la rencontre houleuse entre Anora et ces hommes qui va maintenant écrire l'histoire. Ils ont en commun une chose, tous sont tributaires de ces milliardaires, elle comme épouse de leur fils, eux comme employés, elle comme victime des agissements irresponsables de leur enfant, eux de même. La colère qui préside à l'intervention de l'homme de confiance n'est pas dirigée contre Anora mais bel et bien contre Vanya qui multiplie les frasques et les comportements problématiques et lui font porter le poids des responsabilités face à ses parents. Cette scène de bascule illustre aussi à mon sens que pour les riches qu'importe votre place au sein de leur monde, étranger ou familiers, vous ne valez rien, vous devez accéder à leurs désirs et sans poser de questions. Emettez la moindre réserve, objectez la moindre opposition, allez même jusqu'à formuler des menaces légales ou physiques, ils s'en foutent, ils en riront et le pouvoir total que leur confère leurs fortunes vous détruira de toute façon. Pliez ou subissez ! Ce mariage est un contrat comme un autre et vos doléances n'y feront rien nous le ferons annuler. Notre fric permet même d'acheter le système en obligeant un juge à statuer quand nous le voulons, c'est aberrant.
Sean Baker démontre à travers l'histoire désolante de Anora ce qui entrave tous les opprimés du capitalisme, l'impuissance face à ces monstres, dont l'argent est l'arme ultime pour asseoir et faire perdurer cette domination, c'est l'employé contraint d'accepter les diktats de sa société surpuissante dont la force va au delà même des rares barrières protectrices des états. Mais alors que le Vanya est localisé, alors que Anora croit encore en lui, ce dernier fils du sérail déjà idéologiquement formaté va appuyer sur l'immonde qui régit ces gens. Il cède non par dépit mais parce que son plan a échoué et il fait comprendre à Anora qu'elle n'était qu'un moyen dont il n'a plus cure.
C'est tragique, c'est triste, mais l'un des sbires doué manifestement d'un sens de la justice plus grand va alors incarner pour Anora et le spectateur cette idée presque candide d'une union possible des opprimés. Ses interventions, ses regards, ses attitudes face à la détresse de cette jeune femme manipulée et trainée dans la boue par ses employeurs font écho à sa position de larbin servile et elle y trouvera non pas réparation mais attention et humanité.
Poignant !