As Bestas réussit le film que l’on attendait et auquel on ce croyait plus. Sous la forme d’un thriller, il réussit à questionner les tensions entre campagnes et villes renouvelées par les installations de néo-ruraux, et cela sans avoir recours caricatures excessives. D’un côté, Antoine et Olga, couple de français nouvellement installés sur une exploitation maraîchère bio ; de l’autre, Xan et Loren, frères éleveurs bovins ayant toujours vécu au village. C’est dans le cadre somme toute banal – mais magnifiquement filmé – des montagnes boisées et en décroissance de Galice que Rodrigo Sorogoyen a choisi de situer leur confrontation. Antoine est tombé amoureux de la vallée il y a plusieurs années et espère la refaire vivre en rénovant bénévolement un hameau de maisons traditionnelles en ruine. Xan et Loren associent la vallée à la vie de labeur qu’ils ont toujours mené. La proposition d’une compagnie norvégienne de production électrique d’implanter un champ d’éolienne sur les collines du village cristallise leur opposition : préserver un cadre de vie exceptionnel, ou développer rapidement un territoire en grande difficulté économique.
Avec ce cadre très classique, Sorogoyen arrive à réaliser un traitement efficace et original de l’incompatibilité radicale de perspectives entre deux classes sociales que tout oppose – à l’exception du lieu de vie. En adoptant le point de vue très subjectif du couple français – qui est aussi le mien et sans doute celui de beaucoup des spectateurs – l’incompréhension mutuelle est dévoilée progressivement, allant de la naïveté à la colère à la ténacité, en passant par la lutte, la peur et la violence. C’est que les certitudes et les normes d’Antoine et Olga ne résistent pas à la réalité : l’idée qu’il suffit d’acheter une propriété pour faire partie d’un village vole rapidement en éclat. Finalement, la propriété n’est peut-être pas un droit aussi absolu que la doctrine libérale le prétend : s’installer, ce n’est pas seulement apprendre à travailler la terre pour produire une richesse (des tomates), c’est aussi s’insérer dans un tissu de relation sociales et le reconfigurer pour s’y faire une place. Dans le film, c’est rendu particulièrement concret par le droits de vote relatif au projet d’éolienne. Des personnes qui habitent le lieu depuis deux ans devraient-elles avoir un poids aussi important que celles qui sont ont toujours vécu ? Et celles qui ont des terres familiales mais n’y résident pas ? La perturbation dans les relations sociales de la communauté rurale est abordée par plusieurs facettes : celle – directe – des voisins (les frères éleveurs mais aussi d’autres plus ouverts, comme Pepiño et sa femme) ; et celle indirectes des policiers qui soulignent le fossé culturel entre les français qui ont « beaucoup voyagé » et ont « fait des études » et leurs voisins. L’arrivée de XX remet rétrospectivement en cause une deuxième norme importée par ses parents quand ils sont arrivés en Galice : l’idée que le couple (hétérosexuel) peut constituer un isolat autosuffisant qui rendrait les autres relations sociales superflues. Quand celui-ci est remis en cause, la solitude apparaît dans toute sa profondeur. La deuxième partie du film, qui se concentre sur Olga et sa fille Marie, est légèrement en-dessous du niveau général du film : les deux actrices ne sont pas toujours à la hauteur des dialogues très intenses qu’elles doivent jouer. Elle permet cependant de prolonger dans le temps long la description des difficultés sociales et psychologiques d’une installation d’exploitation agricole.
Le film n’est pas tendre pour Xan et Loren, paysans violents, arriérés et sadiques. Mais il ne cache par pour autant sous le tapis les questions que posent le phénomène du néoruralisme (pourtant particulièrement exemplaire ici) incarné par Antoine et Olga.