Dans les années 50, un père et ses enfants se rendent à Asteroid city à l’occasion d'un concours de jeunes astronomes, auquel participe le fils. Les différentes familles des participants coexistent et mettent un peu d’animation dans cette bourgade miniature et perdue dans un désert étasunien, et qui doit son nom au cratère formé par une petite météorite atterrie là il y a longtemps. Lors d’un rassemblement nocturne, en poste pour observer les étoiles, une soucoupe volante descend du ciel, puis un alien de la soucoupe, pour emprunter la météorite. L’événement entraîne la mise en quarantaine de la ville et de ses habitants fortuits.
Bien que formant la part majoritaire du film, et prenant d’ailleurs très littéralement plus de place (couleurs et format cinémascope), il s’agit du récit enchâssé, et le cadre du film, le récit enchâssant (format 4:3 télévisuel en noir et blanc) met en scène les coulisses, la fabrique de cette même histoire, en réalité une pièce de théâtre, que l’on suit de son écriture à ses représentations publiques.
J’avais laissé le cinéma de Wes Anderson après Fantastic Mr. Fox et Moonrise kingdom, vus (et aimés) lors de leur sortie en salle - c’est-à-dire il y a un petit moment ! Je le retrouve avec la mémoire bien lacunaire, et parasitée par l’engouement totalement para-cinématographique que ses films provoquent. Je pense à l’insupportable “trend” tik tok et instagram qui invitait à singer le style formel (plus ou moins identifié, conscientisé) du réalisateur, concentré sur son rapport géométrique à l’espace et sur la dominance des couleurs vives ou pastels. Mais à peine son dernier film sorti que j’aperçois déjà un article au titre stupidement révélateur : “10 airBnB” pour plonger dans l’ambiance d’Asteroid city”. Au secours.
Est-ce que le cinéma de Wes Anderson y est pour quelque chose ? Sans doute un peu : cette patte géométrique et technicolor participe d’une esthétique de l’ordonné, forcément harmonieuse, rassurante, réconfortante, comme une carte postale dans laquelle on voudrait vivre. Elle vend du rêve. Mais pendant la première partie du film, je la ressentais davantage comme une esthétique de l’ordre, factice, voire menteuse, et qui, l'air de rien, comme avec le sourire, contraignait constamment mon regard. Les nombreux mouvements panoramiques et travelings me donnaient l’impression d’être embarqué malgré moi dans le petit train d’un parc Disney - royaume des sensations édulcorées.
Il a fallu cette géniale contre-acmé du récit pour que je change d’avis. Je parle de la scène catastrophe : la venue de l’extra-terrestre ! Wes Anderson en déjoue tous les attendus : tout se passe dans un calme olympien, soutenu par une musique aérienne, l’assemblée des témoins est muette et sage spectatrice, le vaisseau spatial est silencieux lui aussi, et Augie, un des héros, a carrément le temps de prendre une photo de l’alien, qui prend la pose pour lui ! Pas de cri, pas d’infra-basse, pas de peur panique : Anderson a raison de filmer la scène dans le cratère de la ville, c’est précisément dans le creux qu’il sculpte ce moment-pivot du récit (d’ailleurs le centre du film). Quel pied ! Ou plus précisément, quel contre-pied cette scène ! Dès lors, je me réconciliai avec les manies “esthétisantes” du film, et retrouvai la liberté du regard - autant d'occasions d’être ému enfin (même rétroactivement).
La géométrisation n’est qu’une grammaire, et si elle est nécessairement contraignante, elle n’est pas tyrannique : elle n’empêche jamais l’existence de vie “mineure” dans le plan. Le meilleur exemple de ça, ce sont les actions nichées dans le lointain, et/ou en bord-cadre. Je pense au bip-bip, à l’astronome casse-cou, ou à Steve Carell au moment de l’inhumation du tupperware funéraire… Et je pense également au soin de la composition des décors, premier, second et arrière plans confondus. Aussi, il est remarquable que des stars comme Willem Dafoe, Jeff Goldblum, Matt Dillon, Margot Robbie, ou Damien Bonnard et d’autres tiennent d’aussi petits rôles, des apparitions, en plus des autres stars qui coexistent de façon relativement égale dans le récit. Tout ça participe d’une profonde nature démocratique, transposée en régime esthétique.
Mais je ne parle pas encore d’une chose importante : Asteroid city, c’est le film de confinement de Wes Anderson. Si l’art est une sudation de la vie (- une des thématiques latentes d’Asteroid city, où l’interaction art-vie se joue avec la mise en abyme du récit et la mise en scène de la fabrique du théâtre), il était normal qu’une “vague” de films viennent finalement rendre compte des années covid ! Certains tournages empêchés, retardés, modifiés ont déjà donné des films altérés par les conditions particulières de cette période (les Contes du hasard, chef-d'œuvre de Ryusuke Hamaguchi filmé pendant l’interruption du tournage de son Drive my car ; Qui à part nous, le docu-fiction de Jonas Trueba ; Bad luck banging or loony porn de Radu Jude ; etc.).
Asteroid city ouvre un nouveau moment de cette histoire, puisque c’est l’écriture du film qui est contemporaine du confinement. Et assurément elle en propose une métaphore : la mise en quarantaine après la manifestation d’un corps étranger dans la ville, la mise à l’arrêt forcée, l’habitation fortuite d’un lieu où l’on ne devait être que de passage, etc. Et les plus belles scènes du film, celles qui suivent la relation Augie-Midge Campbell, sont précisément des scènes de confinement : des discussions progressivement amoureuses en champ-contrechamp avec chaque personnage à la fenêtre de son bungalow, en vis-à-vis, séparés par quelques mètres. Intimité retenue, suggérée, surcadrée : Wes Anderson a fait de la distanciation sociale un principe esthétique. Et cela devient une des plus belles histoires d’amour récentes.