L'enfance blessée, battue, violée - l'enfance nue en somme -, David Depesseville la filme aujourd'hui, à la suite de Maurice Pialat, Sandrine Veysset, Jean-Claude Brisseau, Bruno Dumont, dont les premiers films ont tout de suite touché à l'irréparable et à l'abandon. Cet aujourd'hui est très curieux, le film semble vieux, pourtant il y a un téléphone portable et un cinéma qui programme Pénélope mon amour de Claire Doyon sorti l'année dernière. On pourrait douter de l'époque dépeinte, mais pas parce que le film est passéiste : simplement parce que le pays est vieux, la région reculée, et la famille à l'abri des regards. La violence et le manque d'amour n'ont pas d'âge. Et ils s'exercent en territoire clos, que seul l'argent pénètre (le prof de sport demande le chèque pour payer la licence, la mère de famille baisse la tête, promet et s'en va, rappelée à l'ordre, au seul ordre possible).
C'est un film merveilleux, hors du commun. Un garçon est placé dans une famille d'accueil, et il en voit tout de suite tous les rouages de violence et d'inceste. Pourtant il doit et veut rester. Alors il tente de tenir, de se faire accepter et d'échapper au pire. La mise en scène est tendue mais pas sèche. Au contraire, la clairvoyance du garçon donne lieu à des images hallucinatoires, comme quand on ne veut pas admettre une vérité pourtant sous nos yeux. La réalité est là, mais l'esprit aussi, et la façon dont l'esprit retravaille la réalité. Ce qui donne lieu, parfois, à des plans totalement inattendus, comme celui où le garçon, passant le portail de la maison de la jeune fille et découvrant son jardin, est accompagné par un mouvement de caméra qui s'arrête sur une fleur rouge vif. Ou comme les dix dernières minutes, soudain baignées de musique, où l'on revoit tout ce que le film a montré, avec la déformation du souvenir, de la peur et du traumatisme.
La tension, immédiate, naît du regard qui ne se contente pas de créer une atmosphère ou de donner des impressions. Le film est fait de détails et de trous, comme si nous étions déjà dans une mémoire tentant de reconstituer son histoire (ou bien de la brouiller pour la supporter). Quand on voit le personnage de Luc, tout est dit dès la première image : il s'avance vers les enfants, le t-shirt relevé bien au-dessus du ventre pour transporter les fruits rouges qu'il vient de cueillir, innocent et pervers dans le même élan, amical et menaçant. Les scènes sont écrites et pensées de telle sorte qu'elles génèrent toujours beaucoup d'ambivalence, sans interdire le sens (il ne s'agit pas de ne rien penser, mais de penser avec le trop, avec tout ce qui vient et qu'on ne peut pas nier). Ainsi la mère adoptive dit-elle à plusieurs reprises qu'elle doit garder l'enfant parce que la famille a besoin de l'argent qu'il lui rapporte, mais ce n'est qu'une phrase. Il y a peut-être entre elle et ce garçon un peu plus qu'un rapport économique. Et pourtant ce rapport est une réalité. Est-ce que l'argent empêche l'amour de se déployer (un amour désintéressé, idéal, tel qu'on pourrait l'espérer), ou bien est-ce qu'il en est la condition et à sa façon le permet ? De même, quand l'enfant offre à la mère adoptive une coupelle sur laquelle est écrit "je t'aime maman", c'est sans doute un geste sincère, mais animé d'une intention aussi, celle de sceller un lien, d'exprimer un besoin, et de se préserver d'un autre placement. Enfin, on peut se demander si la mère n'a pas laissé l'enfant intégrer la famille pour voir (à sa place) ce que son frère inflige à son aîné. L'enfant adopté est aimé comme témoin, et repoussé comme tel également. Quand il en chie (littéralement), on veut le renvoyer. Mais on ne le renvoie jamais. On veut surtout qu'il en chie.
Il y a des enfances héroïques, sur lesquelles on essaie de plaquer des discours, qui aident, certes, à bien des égards, mais qu'un grand film comme Astrakan parvient à saisir autrement, et qui donne la mesure de la vitalité qu'il faut pour traverser une telle injustice et s'en sortir quand même. Le cinéaste semble accompagner son personnage dans l'effort surnaturel qu'il fournit pour vivre malgré tout. C'est ce qui rend le film si puissant.