Athena
5.6
Athena

Film de Romain Gavras (2022)

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Ce qui suit n'est que ma lecture du film, et je suis ouvert à toute critique constructive qui pointerait du doigt un détail qui m'aurait échappé. SPOILERS.

Ma méthode consistera à appliquer jusqu'au bout la note d'intention de Gavras : écrire une tragédie grecque dans un contexte contemporain, jouant sur des réseaux symboliques pour provoquer des résonances entre les grandes crises de l'Antiquité et celles qui bouleversent notre époque. L'unité de temps et de lieu (fictif) crée un microcosme allégorique.

En citant Victor Hugo, Les Misérables accusait les mauvais cultivateurs, renvoyant les pouvoirs publics à leur négligence, s'arrêtant à la lisière du chaos. Athéna en est une excroissance qui imagine le scénario du pire, dépeignant la perversion du jardin par la prolifération des mauvaises herbes qui, parce qu'elles ont été négligées (qu'on parle de la délinquance, du terrorisme, de l'extrême-droite), vont véroler la Cité de l'intérieur jusqu'à sa désintégration totale.

Partant de là, je choisis de lire Athéna comme un film d'anticipation dépeignant la contamination tragique des hommes par un Mal sapant tous les remparts qui fondent notre définition commune de l'humanité : impossibilité de se reconnaître mutuellement toute forme d'humanité par delà l'uniforme (visière, cagoule), autodestruction de la famille au mépris de la mère, voix de la Raison écartée du théâtre des évènements.

J'ai vu beaucoup de commentaires conspuer le final du film, qui disculperait l'intégralité de la police. Ce serait, à mon sens, passer à côté d'une lecture strictement symbolique du film. Je vais m'appuyer sur un exemple tiré de l'actualité pour étayer mon propos.

En 2020, un fait divers démasquait la croix de fer qu'un policier arborait fièrement lors d'un contrôle, provoquant un tollé sur les tatouages nazis dans la police. En parallèle, un article avait compilé l'ensemble des symboles et signes de ralliement employés par l'extrême-droite pour passer entre les mailles des règles que l'institution policière devrait appliquer à ses agents.

➡️ blogs.mediapart.fr/ricardo-parreira/blog/230520/quand-l-extreme-droite-prolifere-dans-la-police

Photos à l'appui, l'article souligne l'utilisation assumée du décorum spartiate (lambda, casques et boucliers et devise "Viens les prendre" [nos armes] prononcée par Léonidas lors de la bataille des Thermopyles, cf. 300) par l'extrême-droite, manière de dire : "Nous défendrons notre Occident helléno-chrétien par les armes". Or d'armes, il est précisément question dans la scène d'introduction : Karim (Sami Slimane) vient littéralement les prendre dans l'assaut du commissariat.

Pour ce qui est du "corps" policier. L'éducation spartiate repose sur la négation de l'individu, qui ne doit s'éprouver qu'en tant qu'agent dépourvu de toute autonomie : comme le dit Plutarque, "les citoyens vivaient avec la pensée qu'ils ne s'appartenaient pas à eux-mêmes, mais à la patrie". La scène d'assaut nocturne, jouant sur une imagerie ouvertement anachronique (attaque des contreforts, formation tortue, etc.) entérine le parallèle avec les figures antiques : cette vision spartiate contamine la police qui "fait corps" à l'image. Tout agent, parce qu'il soumet sa volonté à des représentations qui le dépassent, devient par conséquent le vecteur d'une idéologie qui s'exprime par un rapport symbolique à l'espace et au mouvement.

À partir de là, deux options : soit les néonazis qui ont tué Idris ne sont pas policiers mais le Mal a de fait contaminé la police dans la mesure où il s'exprime à travers les corps à l'image, soit les néonazis sont effectivement des policiers et la police toute entière (soutenue par l'État qui joue sa conservation et le journalisme de connivence qui entretien le statu quo) décide de couvrir cet acte car il faut, coûte que coûte, garder l'opinion du côté des forces de l'ordre.

Ma lecture va peut-être en faire sursauter, mais à mon avis rien ne nous dit que les néonazis ne sont pas des vrais flics qui brûlent leurs uniformes une fois le méfait accompli. Si on le prend sous un prisme symbolique, ce dernier plan peut tout à fait signifier l'instrumentalisation qui est faite de l'uniforme par l'extrême-droite sévissant au sein de la police : l'institution n'est qu'un moyen pour "faire corps" contre les grands-remplaçants, au mépris de sa vocation initiale (garder la paix de tous, et non pas faire la guerre à quelques uns).

Dans cette perspective le chef noir de l'unité policière (Moussa / Birane Ba) pourrait tout aussi bien se raccrocher à la certitude que "personne dans la police ne ferait ça" pour se rassurer sur le bien fondé de son ascension dans l'institution, ou bien tout simplement pour "faire corps" car on ne pourrait pas se permettre de douter du dernier rempart de la civilisation contre la barbarie. L'uniforme parle avant l'homme. Et c'est sans doute pour ça qu'Abdel, parce que les uniformes ont nié sa personne et l'ont traité comme un barbare lors de la nasse, ne l'écoute pas et retourne chercher son frère.

Eu égard à cette confrontation entre l'individualité et l'esprit de corps, j'ai vu que le traitement du policier (Jérôme / Anthony Bajon) posait problème au motif que son apparente innocence devrait provoquer notre sympathie et disculper la police. Or ce que j'ai vu, c'est un personnage totalement passif qui n'existe jamais pour lui-même et se soumet systématiquement à l'autorité. Tout le récit consiste à le mettre à nu, de l'uniforme au caleçon, pour révéler cette réalité. Il doit sa survie à sa passivité, mais il n'a jamais agi pour protéger qui que ce soit pendant le film. Et quand bien même il serait un individu bien sous tous rapports, sa passivité systématique rend possible la progression du Mal et de la violence déployée par la police, qui culmine dans l'humiliation finale dont il est lui-même victime. Nous pouvons prendre ce personnage en pitié compte tenu de ce qu'on lui fait subir, mais en quoi est-il censé nous être sympathique ?

On en arrive enfin au cœur tragique du film, à savoir l'autodestruction de la fratrie. La famille est le socle de la découverte de l'Altérité, que l'on assimile par étapes pour la rencontrer et s'y confronter hors du cercle familial, et in fine dans la Cité. On peut aussi la concevoir (dans l'absolu) comme la plus petite cellule d'entraide, de conservation, de survie. Or ici, une fois la faillite de l'État actée et la déliquescence des institutions entamée, ce retour à la solidarité familiale est impossible car c'est au niveau métaphysique que la vision de l'Autre a été pervertie. La famille ne peut même plus y résister, et devient l'arène ultime où se joue la confrontation des visions inconciliables qui fonde la tragédie grecque. Moktar ne voit plus Karim : il ne voit qu'un Spartacus d'opérette qui nuit à ses affaires. Karim ne voit plus Abdel : il ne voit que le militaire qui a vendu son âme à l'oppresseur. Abdel ne voit plus Moktar : il ne voit que le trafiquant qui, par son business, a perverti le quartier. Et quand une résolution devrait permettre la réconciliation des trois, l'entremise de l'uniforme précipite l'irréparable.

Voilà de quoi il est question pour moi dans Athéna : de la progression pathogène et tragique d'un Mal qui refuse l'Autre, faisant feu de tout bois y compris des institutions dépositaires de notre souveraineté et garantes de notre bien commun, jusqu'à corrompre ce que nous pouvons avoir de plus intime voire de sacré.

Quant à la complaisance et à la gratuité dont on accuse Gavras, je répondrai qu'il n'est pas de tragédie sans catharsis entendue comme purgation des passions du public par la provocation de la crainte et de la pitié. Si le sens initial (purge des humeurs au sens médical ou élévation morale par l'élimination des passions tristes) reste sujet à débat encore aujourd'hui, le théâtre classique qui fonde encore notre tradition esthétique a choisi d'en conserver la seconde définition. C'est parce que l'on expose des personnages cédant à leurs passions les plus noires et les plus inconciliables que nous pouvons assister aux conséquences tragiques de leurs actions et nous garder d'y céder à notre tour. La tragédie provoque notre empathie pour motiver l'exercice de notre discernement, voire de notre sagesse (dont Athéna se trouve être la déesse d'ailleurs, de quoi boucler la boucle).

Bref.

À mon avis, l'imbroglio autour d'Athéna révèle bien plus l'incapacité d'une partie du public à prendre l'Autre en pitié (qu'on parle 1312 ou récup par les fafs du YouTube Game) qu'une démarche crypto-réac ou confusionniste de Gavras. Enfin, et ça me regarde, donner à ce Mal cosmique les traits de l'extrême droite, je ne vois pas trop en quoi ce serait un problème.

...

Ou bien Gavras, tout héritier de la pensée grecque qu'il puisse être, est juste un bandeur de cités qui fait n'importe quoi avec ses 35 patates. Je n'écarte pas cette possibilité, mais je préfère me fier à l'impression forte que m'a faite le film pour essayer de la verbaliser, quitte à la voir infirmée par la suite.

Kirabochips
7
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le 29 janv. 2023

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