Voilà un titre de film bien choisi, tant babylonien est le fond comme la forme du film de Damien Chazelle. Film-somme de près de 3h10 Babylon est une ode au cinéma mais surtout à une certaine furie créatrice et destructive caractéristique du Hollywood des années 20, ou les sets de tournage au milieu des cailloux du désert et des mendiants côtoient des villas aussi sublimes que décadentes et où le cinéma rime avec argent, exploitation, zone de non-droit, liberté, excès, drogue, luxure et musique. Le retour aux sources d’une certaine vision du cinéma, ou du moins ce qui a inspiré une génération de réalisateurs, semble être à la mode, car après Babylon vont sortir The Fabelmans de Spielberg et Empire of Light de Mendes. Damien Chazelle annonce la couleur dès sa première scène : on va parler surtout de l’envers du décor, aussi fantasque que foutraque.
Le film suit les parcours de Jack Conrad, gloire établie du cinéma muet, Nellie Laroy, pécore arriviste et ambitieuse en quête de célébrité et enfin Manny Torres, travailleur de l’ombre fasciné par le monde du cinéma et avide d'ascension sociale. Leurs destins se croisent de l'apogée au crépuscule de cette période : l'arrivée du parlant et d'un puritanisme exacerbé vont bouleverser ce microcosme libertaire et outrancier. Damien Chazelle ne réalise pas un film de personnages mais un film sur une époque et un lieu, transformant ainsi ces personnages en incarnation des différentes facettes de cet Hollywood. Jack Conrad est l'instant de grâce qu'on voit au cinéma muet, ce moment où la musique et la lumière sont aussi parfaites qu'éphémères et qui fait pardonner tous les excès. Il est ce qui reste symboliquement sur la pellicule, ce qu'on montre au public, une allégorie de la magie du cinéma muet qui ne peut s'adapter aux contraintes et codes du parlant. Nellie Laroy est la wild child, l'enfant terrible qu’est Hollywood : indomptable, vulgaire et glamour, obscène, féroce mais fascinant et hypnotisant. S'adapter au parlant, c'est se policer, rentrer dans le rang et apprendre à se tenir, fréquenter les « bonnes » personnes ; c'est mettre le fauve en laisse. Manny est plus souple, il innove, cherche des solutions et découvre des opportunités. Il est en quelque sorte l'avant-garde curieux et bosseuse, mais sans beaucoup de scrupules ni de valeurs. Le film regorge également de personnages secondaires qui vont nourrir les différents thèmes du film, comme le rapport aux « bonnes mœurs » et à la ségrégation, à l’ascension sociale et à la trace mémorielle.
Nos trois archétypes se croisent et interagissent avec une foule de personnages secondaires dans un kaléidoscope d'histoires plus ou moins liées nativement entre elles. Devant Babylon je n'ai pas eu l'impression de voir un film mais plutôt une collection de films comme un puzzle éclaté. Ainsi le film peut passer facilement d'un registre à l'autre, de la comédie au drame en passant par un poil de thriller, du grossier à l'éternel, du terre-à-terre à l'abstraction artistique. Ainsi, on passe du comique de situation avec un éléphant qui se soulage, au comique de répétition frisant l’absurde lors du tournage de la première scène parlante (où tout son, tout déplacement, toute créativité doit être soumis à la technique), puis à un tragicomique lorsque Nellie craque et s’empiffre, au drame devant la mise à l’écart des amours « amorales » et le désenchantement d’une époque qui vous laisse sur le carreau, avec un détour dans un comique plus noir lors de la rencontre de Manny avec la pègre (excellent Tobey Maguire, là où ne l’attendait pas).
Babylon est un tourbillon d’histoires généreux, de types de mises en scènes et de rythmes. Il propose de nombreuses scènes à la fois belles, bien tournées, bien jouées et bien écrites — l’aube des possibles après la première orgie, le multi-plateau à l’époque du muet, Nellie engouffrée par la nuit… Malgré une fragmentation des histoires, la qualité du montage et du rythme fait qu'on ne s'ennuie pas.
Mais à force de tout vouloir dire et montrer, le film manque parfois de subtilité et tombe dans la litanie — la tirade de la critique Elinor St. John sur l’éternité est plombante. On peut également regretter l'autocitation régulière (ça suffit la musique de La la Land), l'hommage doublé d'une citation directe de Chantons sous la pluie bien lourde, et le manque de profondeur de certains personnages, coincés entre personnage principaux et secondaires, à la fois trop à l'écran et en même temps pas assez. La fin du film est également paradoxale : le passage de Manny aux studios et au cinéma n’est pas très intéressant scénaristiquement à ce point du film, mais c'est également là que l'on voit tout d'un coup Damien Chazelle partir sur 5 min d'une exploration artistique quasi-abstraite surprenante. Si on peut souvent manquer d’empathie pour les personnages, Brad Pitt et Margot Robbie et Li Jun Li amènent également une touche de mélancolie forte, conscients qu’ils disparaitront avec cette époque. Diego Calva tire son épingle du jeu et on espère le voir davantage dans le futur.
Babylon est très ambitieux, peut-être même trop à en croire la raclée qu’il s’est pris. Et pourtant il faut saluer son audace, son refus de la concession, sa folie créative autodestructrice. Damien Chazelle refuse de choisir, tombe dans l’excès, accumule parfois les formes gratuites (comme les faux effets de pellicule noir et blanc) ou les facilités ; mais en même temps son film conserve un certain panache. Ses failles sont compensées par ses fulgurances mais surtout par sa volonté d’exister dans un monde de plus en plus formaté et policé. Avec Babylon on a encore plus envie de célébrer ce type de cinéma que le film en lui-même, un cinéma qui embrasse la démesure et reste un enfant terrible. Ou comment conclure sur mon intro : jamais film n’aura aussi bien épousé, dans le nom comme dans la forme, le sujet qu’il traite.