Antoine Doinel, la cristallisation par la fiction (ou pourquoi j’aime ce film)

De Truffaut, je n’avais vu que La nuit Américaine et Les 400 coups, il y a longtemps déjà. Puis, cette année, dans la foulée j’ai découvert La femme d’à côté, Le dernier métro, et, avec l’arrivée des films de Truffaut sur Netflix, j’ai pu finir la série des Doinel (Baisers volés, Domicile conjugal et L’amour en fuite).
C’est de Baisers volés dont il sera question ici. Celui qui m’a le plus touché.


Que reste-t-il de nos amours ? Une femme, c’est une apparition.


On sait que tout a été dit sur Truffaut, comme sur d’autres réalisateurs, qui ont tant compté dans l’histoire du cinéma. On dirait que parler de Truffaut, encore aujourd’hui, c’est s’accrocher coûte que coûte à la Nouvelle vague et faire preuve de conservatisme. Combien de films sur l’amour, avant lui et après lui, combien de films sur le couple, sur des personnages masculins blancs hétérosexuels, relativement aisés, qui hésitent, qui trompent, qui regardent les femmes comme des apparitions et ne savent pas les retenir. Beaucoup. Pourtant, il y a quelque chose de résolument frais et jouissif à voir Antoine Doinel (ou Jean-Pierre Léaud, l’un épousant totalement l’autre) devenir apprenti détective, et tenter maladroitement d’obtenir les faveurs de Christine Darbon, la femme qu’il aime. C’est qu’Antoine Doinel est débrouillard, mais ses désirs transparaissent trop aisément. Autant avec les filles (Colette et Christine) dont il obtient plus facilement l’approbation des parents que les faveurs des concernées – que dans son métier de détective, où la moindre filature devient la caricature d’un Chaplin ou d’une Panthère Rose, Doinel est un loser réussi, ou plutôt, qui finit par faire son chemin.


Il se donne à l’amour, et ne veut en rater aucun bout. Il se donne entièrement à ses désirs, et ses échecs se transforment souvent en formidables opportunités. Il est le plus mauvais détective, raison pour laquelle on le choisit pour enquêter sur une affaire risible : Pourquoi M. Tabard, directeur d’un magasin de chaussure, est-il détesté de tous, particulièrement par sa femme et ses vendeuses (détesté de toutES, donc) ? C’est en infiltrant le magasin qu’Antoine tombera sous le charme de la femme du directeur, Fabienne Tabard. Il trouvera alors immédiatement un intérêt à ce qui n’était qu’une mission de piètre qualité.


Fabienne Tabard Fabienne Tabard Fabienne Tabard Fabienne Tabard Fabiennnnne Tabaaaard Fabiennnne Tabaaaard Fabienne Tabard Fabienne Tabard Fabienne Tabard Fabienne Tabard Christine Darbon Christine Darbon Christine Darbon Christine Darbon Christine Darbon Christine Darbon Christine Darbon Christine Darbon Christine Darbon Christine Darbon Christine Darbon Christine Darbon Fabienne Tabard Fabienne Tabard Fabienne Tabard Fabienne Tabard Antoine Doinel Antoine Doinel Antoine Doinel ….


Séquence bien connue que celle où Antoine Doinel, devant son miroir, se répète le nom des deux femmes qu’il aime, ou croit aimer du moins. Qui, enfant, n’a jamais joué à ce jeu qui consiste à répéter le même mot jusqu’à en perdre le sens, jusqu’à ce que les sons se dissocient du sens, jusqu’à dénuder le mot. Ici, Doinel répète le nom de ces deux femmes, pour savoir ce qu’il en reste après leur avoir retiré leur singularité, c’est-à-dire le nom sur lequel toutes ses projections se font. Et c’est bien connu, l’amoureux épris frémit à l’énonciation du nom de l’objet de son désir. Qu’y a-t-il, alors, lorsqu’on retire cette enveloppe, lorsqu’on dénude non pas la femme mais l’enveloppe sur laquelle tous nos fantasmes s’accrochent. Que se passe t’il lorsqu’on dé-nomme. De quoi se souvient t-on ? Comment distingue t-on l'objet de son désir ? La réponse se trouve peut-être en partie dans cette énoncé (et ce n’est pas nouveau de le dire) : Antoine Doinel aime aimer, et être aimé, davantage qu’il n’aime les femmes pour ce qu’elles sont. Nullement un reproche, et il serait peut-être même sain pour chacun de reconnaitre qu’il est loin d’être une exception.


Son amour d’aimer culmine dans L’amour en fuite, où il tombe amoureux de Sabine en recollant les morceaux d’une photo déchirée devant lui par l’ancien amant de celle-ci. L'intention est claire : Antoine sait que cette femme est libre, puisqu’il les a entendu se disputer au téléphone, il ne reste plus qu’à cristalliser son amour pour cette inconnue. Le scotcher, plutôt, pour moderniser Stendhal et le rameau d’arbre couvert de sel. (La) « cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. » (Stendhal, De l’amour). Sabine lui plaît physiquement, elle fait d’abord partie de la catégorie des « femmes apparitions » : son visage apparaît entier une fois la photo reconstituée, et de surcroît, cette femme est libre, sans attache puisque fraîchement séparée. Il n’en faut pas plus pour réveiller le désir d'Antoine, partagé entre l’exaltation des grands sentiments, et celle des choses ordinaires.


Antoine Doinel a cette réplique dans Domicile conjugal : « Je ne tombe pas amoureux d’une fille en particulier, je tombe amoureux de toute la famille, le père, la mère, j’aime bien les filles qu’ont des parents gentils. J’adore les parents des autres quoi. » C’est de cela, essentiellement, dont parle Truffaut à travers la série des Doinel. Un personnage cherche à être aimé, il cherche une famille.


C’est certainement ce qui me touche chez Antoine. Il a conscience de ce dont il a besoin, une femme qu’il aime et qui a des parents gentils, qui lui offre une stabilité affective et une famille, mais il ne peut s’empêcher de tenter ailleurs d’exister autrement. Certes, cette dichotomie « femme-épouse », « femme-maîtresse » repose sur de nombreux clichés sexistes venus d’un autre temps, dont celui qui oppose la femme-mère à la femme fatale, la maman VS la putain. Il y a Christine et Sabine, les épousables. Mais il ne peut s’empêcher de tomber amoureux d’apparitions, femmes fatales dont Fabienne Tabard et Kyoko sont. Ces dernières apparaissent à l’écran accompagnées d’une musique lancinante, ce sont des sirènes, et Antoine ne sait résister à leurs chants. Elles sont les amours de littérature. Ainsi Doinel lit-il Le lys dans la vallée de Balzac au début de Baisers volés, où il est question également d’une histoire d’amour entre un jeune homme et une femme plus âgée et mariée. Dans Domicile conjugal, Kyoko apparaît comme un personnage de film japonais, filmée en portrait en sépia lorsqu’elle rencontre Antoine pour la première fois, tout lui donne l’air d’arriver d’un film que ce dernier aurait vu. Ainsi, le film nous dit : la fiction influe sur le réel, la fiction, ce sont des apparitions en 24 images par seconde. Et surtout, en usant des codes cinématographiques caricaturaux pour représenter ces femmes-apparitions, Truffaut nous rappelle que la fiction s’inspire de la fiction, que notre regard est empreint de tout ce qu'il a déjà vu défiler, sans forcément en avoir pris conscience. Les œuvres se répondent. Et les siennes entre-elles aussi. Raison pour laquelle, en voulant parler de Baisers volés, je parle de tout le reste.


Finalement, le spectateur, lui, se souviendra dans Baisers volés d’un Antoine Doinel au tact inégalable après avoir laissé s’échapper son lapsus à Mme Tabard, et des plans qui se succèdent dans le désordre, panique palpable de l'écran à nos chaires. Il se souviendra de la puissance comique d’un M.Tabard bien embêté de n’être aimé de personne, et de celle, non moins comique, d’un Antoine Doinel apprenti détective, se mouvant comme un Chaplin ou une panthère rose, amusé de se cacher derrière un arbre et des journaux, mais toujours prêt à manquer des filatures pour une femme. Entre dilettantisme et profondeur des sentiments, ce personnage, dans tout le classicisme qu’il peut représenter, me bouleverse.

Margot_slv
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le 20 sept. 2020

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