La féline.
Après son Edward et ses mains d'argent, Tim Burton revient faire un tour dans l'univers qu'il avait mis en images avec le premier Batman, et le truc sympa, c'est que le Timothy enlève, cette fois,...
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le 20 mai 2013
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En 1992, Tim Burton est au sommet. Trois ans plus tôt il a fait souffler un vent de folie sur l’Amérique en adaptant la célèbre bande dessinée de Bob Kane — il avait trente ans. Puis, comme pour réaffirmer son indépendance à l’heure critique du triomphe commercial, il a réalisé une pépite intemporelle, Edward aux Mains d’Argent, dont on mesure encore aujourd’hui la poésie et la beauté. À cette époque (hélas révolue depuis longtemps), la constance d’inspiration qui le conduisait de masque en masque, d’être marginal en corps mutant, la façon dont il organisait ses inventions tout en les poussant à chaque reprise à leur forme la plus radicale, constituait un appel au public à venir profiter du jouet puis à le détruire avec lui. Ce fil tissé à travers des projets aux économies très différentes, ce complot proposé entre l'auteur et le spectateur, s'apparentent à la logique de l'entêtement enfantin. Principe redoublé ici par de nombreux motifs fictionnels : Batman et sa sexualité endormie, Selina Kyle et son appartement évoquant une chambre de fillette, les habitants qui attendent que l'on rallume le sapin de Noël… La faculté de Burton à engendrer des êtres revenus de l’enfance mène à la naissance d’un monde profondément défait, hanté, gangrené par les affects qui attaquent chaque personnage. Gotham City propose un paysage intermédiaire, mi-merveilleux mi-cauchemardesque, entre chien et loup, où une farandole multicolore de bouffons enguirlandés, dignes d’un film de Fellini, peuvent semer une joyeuse pagaille et massacrer en riant. La fin du monde, ce sont les symptômes du bien-être contemporain affichés en sur-volume, accumulés, amplifiés, implosant sous les actions accrues de leur propre présence : les pavillons pastellisés d’Edward aux Mains d’Argent et les reliefs néoclassiques cachant les bouges de Gotham forment un indicateur identique de décomposition. Désormais l’inquiétude urbaine mène la société vers sa perte. La mise à sac de cette plénitude artificielle fait sortir les monstres de leur repaire. Et ce sont eux que Burton adopte avec générosité.
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Mais l’auteur pratique ses drôles de jeux sur des cadavres. En ce sens, il faut comprendre littéralement le titre original, Batman Returns. Les quatre personnages principaux reviennent en effet d'entre les morts, et de cette expérience ils n'ont rien oublié. Un traumatisme scellait le premier volet : Bruce Wayne enfant assistait au meurtre de ses parents. Au terme du film, on laissait notre héros triomphant sur le Mal, incarné par un Jack Nicholson sardonique et grimaçant. Désormais, on ne sait plus qui représente la lumière et qui représente l’obscurité. Celle-ci semble s’infiltrer partout, mais lorsqu’on croit la saisir distinctement, elle contient en germe sa propre négation, comme une part irréductible d’innocence perdue qui fait voler tous les repères en éclats. Cris d’une femme terrifiée, râles d’un bébé que l’on devine monstrueux, escapade sous la neige… : la mise au monde racontée dans le prologue est simultanément un trajet vers le gouffre. Le nourrisson réprouvé par ses parents dérive sur les eaux des égouts dans un berceau victorien. Burton renvoie moins à Romulus ou à Moïse qu'à la théogonie grecque : la descente vers le royaume des ombres, sur les flots fangeux et froids du fleuve Styx, dans la barque de Charon. Ce superbe générique affiche l’empreinte gelée qui ne cessera de jeter sur l’œuvre la marque du délabrement morbide. C’est elle que l’on lira sur chaque physionomie, chaque réflexe somatique, chaque mutation pathologique. Bruce Wayne lui-même n’a jamais paru aussi désenchanté, triste fantôme perdant ses certitudes et livrant son corps schizophrène — mi-gringalet, mi-chevalier armé — à cette histoire de revenants. Héros en retrait, il se voit bientôt écarté du centre de gravité du récit.
On a vu en effet se profiler l’ombre d’un personnage fascinant, auquel Danny DeVito, pathétique et répugnant, apporte une envergure quasi shakespearienne. Gargouille, masque vénitien ou simple animal exotique revu par Daumier ? Enfant bâtard d’une société déliquescente, élevé dans les bas-fonds verdâtres d’une ville dont il connaît les relents et la puanteur, le Pingouin émerge ahanant, suant, éructant des entrailles de la terre, comme une émanation de la mémoire collective. Il veut désormais s’élever, retrouver sa dignité. Son parcours subira toutes les affres du héros burtonien. D’abord adulé comme coqueluche pour sa différence, utilisé par les notables hypocrites d’un système corrompu jusqu’à l’os, il finira rejeté par la foule en délire, exilé à nouveau dans son zoo souterrain — nouveau château d’Edward. Le Pingouin est victime de la même malformation que ce dernier, qui l’affecte sur un mode non plus mécanique (les ciseaux) mais animal (les nageoires). Ses doigts palmés trahissent son déchirement intérieur. La main devient vecteur de communication humaine, métaphore de la capacité à saisir le monde, à s'adapter, à établir un contact physique et chaleureux (Edward comme Oswald vivent dans un monde glaciaire). Aussi Max Shreck le dissimulateur porte-t-il toujours des gants — et pourtant même cet homme maléfique donnerait sa vie lorsqu’il s’aperçoit que celle de son fils, la prunelle de ses yeux, est en danger. Le réalisateur renverse toujours le manichéisme attendu et oppose les monstres, innocents de leur apparence, aux êtres normaux, responsables de leur incertitude morale. Personne n’est totalement condamnable. À la fois victime de sa laideur et coupable de sa cruauté, le Pingouin n’est au fond qu’un éternel enfant à qui l’on a volé son identité (retrouver son nom est son obsession). La vengeance qui l’anime est d’une logique implacable : en orchestrant le rapt des aînés de Gotham, Burton dresse le constat impitoyable de la déréliction américaine, de cette morgue indifférente oubliant sa progéniture pour batifoler aux fêtes des nantis.
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Entretemps, le Pingouin s’est associé avec une figure inoubliable : l’affriolante Catwoman, qui sillonne les gouttières de Gotham après avoir vécu sa résurrection comme une descente aux enfers, rythmée par la chute, le réveil et la rage destructrice ("Hell Here"). Les chats ont exécuté dans la neige une danse de sabbat autour de son corps inerte, et elle s’est réanimée avec la pâleur hébétée de celle dont les yeux ont vu l’autre monde. Magnétique, féline et incandescente, tantôt cruelle, tantôt touchante, Michelle Pfeiffer offre une autre déclinaison saisissante de l’animalité. Moulée dans sa combinaison de skaï verni noir, toute en mouvements lascifs et miaulements étirés, elle électrise l’ambigüité d’un être friable et morcelé dont elle suggère le désordre intérieur avec une stupéfiante intensité. Cherchant dans la libération de ses pulsions et la transgression des lois une griserie absente de sa morne petite vie rangée de secrétaire, Selina orchestre un jeu d'alliances troubles et mouvantes qui reflète sa personnalité contradictoire et fait celui de son pire ennemi pour le plaisir d'affronter Batman dans des combats ressemblant à de violents ébats charnels. La réflexion sur la nature des êtres atteint sa formulation la plus parfaite avec la dialectique du visage qui, même peint, voile les pensées, et du masque, révélant au contraire la vérité des désirs. De fait, c'est lorsqu'ils sont à traits découverts que Bruce/Batman et Selina/Catwoman se camouflent. C’est pourquoi, à la soirée costumée, ils sont les seuls à ne pas arborer un masque : leur flirt langoureux sous le gui secrète dès lors un mélange de sensualité et de désarroi absolument enivrant. La mue de Selina en Catwoman est l’apothéose de ce principe suicidaire du retour vers une vie chargée des souvenirs et des stigmates de l’au-delà. Chacun porte ainsi sa mort avec munificence, célébrant un vêtement de deuil qui est également un lugubre costume de fête : Batman à la carapace trop large, Catwoman sculptée dans l'obsidienne, le Pingouin saturé de rondeurs et de bosses, Max devenant un squelette hystérique au visage rongé par le feu. C’est cette épreuve qui confère à Batman, le Défi son atmosphère de décadence joyeuse et illuminée.
Aux frontières de la cité rôdent également des contes, des peurs hérités des vieilles maisons et des pays perdus : en premier lieu Dickens et son Mr Picwick (le patronyme Cobblepot renvoie aussi à l’écrivain anglais), mais encore le prince transylvanien, la sorcière médiévale et ses chats, le manoir et Alfred, valet british, qui servent de tanière et de père à Wayne, les nom et prénom de l’interprète du Nosferatu de Murnau, jusqu'aux gens du cirque très XIXème siècle, clowns et acrobates faisant régner la terreur dans les rues. Tout cet arrière-pays est profondément intégré à l'univers de Burton lui-même. Jamais les références n'arrêtent les visions personnelles de l’auteur, elles préfèrent les troubler de l'intérieur, les relancer par dedans : de la mort vers la vie, de l'Europe vers l'Amérique, de l'enfance vers l’âge adulte, du cartoon vers le conte de fée. Parmi tous ses trésors, Batman, le Défi propose une vraie physiologie du voyage, de l'initiation, phénomène par lequel les différentes peaux, les détails vestimentaires, les tics, les gestuelles et les apparences jettent aux regards de tous les états d'âme des protagonistes, leur psychologie comme les histoires qui les ont fait venir à l'écran. Burton pousse ses créatures jusqu’au terme de leur transformation et de leur grimage. Portraits, métamorphoses et rencontres sont systématiquement ramenés à leur état brut, comme expressions directes d’un inconscient affranchi des médiations et des entraves de la raison.
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Il est peu dire que Michelle Pfeiffer et Danny DeVito contribuent à ce jeu de la régression vers la vie primitive, à cette sexualisation des attitudes, des pensées et des comportements. Que l’on observe leurs postures concupiscentes quand ils sont allongés sur le lit du Pingouin. Ou que l’on entende la réponse de Selina lorsque Bruce s’excuse d’avoir, la veille, interrompu de manière fort frustrante leurs préliminaires amoureux : elle lui explique sans ambages qu’elle a dû rentrer chez elle et "nourrir sa chatte". Message reçu cinq sur cinq : en matière de sémantique, on peut difficilement faire plus clair. Burton pousse à fond cette logique de subversion, s'ingéniant par exemple à souligner d’irréductibles antagonismes animaliers : un oiseau-poisson côtoie un chat, une chauve-souris et un vampire font face à une jeune femelle... Tout l'enjeu est de savoir qui mangera l'autre, qui s’abandonnera le premier à l’instinct primaire de la confrontation des espèces et à la loi de la jungle. Une séquence parmi d’autres : Catwoman est mise en présence d'un petit oiseau, elle tourne autour de la cage, s’empare du volatile et l’engloutit d’un geste gourmand. Le Pingouin tente de sauver son frère de race et menace d'égorger un matou. Elle ouvre alors la bouche et libère sa victime, tandis que le Pingouin laisse filer sa proie : visiblement éprouvée par sa propre puissance de dévoration, redevenue la bête qui repose en elle, Catwoman conserve sous les lèvres une tache de rouge, comme un peu du sang dont elle a failli se repaître. Le cinéaste contraint ainsi ses créatures à se partager l'écran à la vie à la mort, sans merci et sans rémission.
Pour toutes ces audaces hallucinatoires, ces rêveries gothiques, cet humour délirant et sauvage, ces images extravagantes, cette poétique de visionnaire déprimé, d’enfant surdoué et dyslexique, l’œuvre incite à une conclusion : Burton n'est jamais allé aussi loin dans la démesure, n’a jamais été aussi cinglant et ironique dans sa peinture de la subornation sociale, aussi inspiré dans la création fantasmagorique et le développement de personnages à la fois tragiques, grotesques, émouvants. L’extraordinaire richesse visuelle du film, héritée de l’expressionnisme d’entre-deux-guerres et exaltée par les cuivres et les chœurs envoûtants de Danny Elfman, est toujours porteuse de sens, stimule l’imaginaire davantage qu’elle ne flatte l’œil, concilie éblouissement et angoisse. Le spectre hitlérien se profile derrière la statuaire et l’architecture totalitaires, dignes de Metropolis et inspirés pour certains décors du Rockfeller Center, derrière les sculptures tout droit sorties de l'atelier d'Arno Breker, les références à l'incendie du Reichstag, la critique des médias, les visées néfastes, à la Mabuse, du grand industriel qui vampirise la ville en pompant l’électricité, la levée en masse finale et les pingouins transformés en V2. Le récit s’élargit ainsi en fable ténébreuse sur le pouvoir et la démocratie, avec comme décor central la plazza des turpitudes politiques, véritable forum où s'affrontent le maire, Shreck, Catwoman, le Pingouin et Batman devant les yeux des citoyens manipulés. Ce faisant, Burton file une métaphore d’une macabre amertume sur le monde contemporain. Œuvre sombre et étincelante, Batman, le Défi fait résonner le tumulte d’une mythologie collective avec l’identité d’un réalisateur qui a rarement été aussi inspiré.
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PS : Comment ne pas tomber amoureux de cette femme ? Quelle beauté, quelle classe.
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le 2 juil. 2012
Modifiée
le 31 juil. 2012
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