Un écran noir, des sons étouffés. Et puis, un tunnel, quelques rais de lumière, des silhouettes floues, des cris - quelques indices qui nous mènent vers une soudaine réalisation, entre hilarité et choc : c’est à une naissance que nous assistons. Avec une place de choix, puisque nous la vivons du point de vue du nouveau-né, Beau, lâché au cœur d’un monde cruel dans la panique et les hurlements. Le ton est donné, les trois heures provocantes et mordantes de la diabolique comédie Beau is Afraid sont lancées.
C’est à l’âge adulte qu’on retrouve notre protagoniste, désormais un célibataire anxieux et rongé par la culpabilité, qu’on pourrait qualifier de paranoïaque si le monde ne lui donnait pas terriblement raison. Que ce soit son immeuble, où il est persécuté par d’invisibles voisins, ou sa rue, où un tueur en série en tenue d’Adam déambule impunément (parmi d’autres figures urbaines terrifiantes), son univers est un enfer absolu. Peut-être tout cela n’est-il qu’un produit dans son esprit tourmenté, mais sa réalité est la seule que l’on connaîtra. Chaque détail du fourmillement humain qui l’entoure est à la fois horrible et drôle, l’expression d’un monde qui se rit de lui avec une cruauté inimaginable. Chaque événement ne fait qu’empirer sa situation, suivant la loi de Murphy : tout ce qui est susceptible d'aller mal ira mal. Et ce n’est que le commencement de la longue, absurde et fantaisiste odyssée dans laquelle Beau s’embarque pour rejoindre sa castratrice de mère.
Vous l’aurez compris, Beau is Afraid n’est pas un film aimable. C’est l’œuvre d’un auteur, Ari Aster, qui après le succès critique et public de deux films déjà éprouvants (Hereditary et Midsommar), a reçu carte blanche, et ne s’est aucunement gêné d’en profiter. Là où d’autres auraient porté à l’écran leurs fantasmes les plus grandioses, le cinéaste a choisi de mettre en scène les plus inavouables recoins de sa psyché, invitant le public dans un cauchemar freudien et kafkaïen des plus intimes, où la tension horrifique se mêle à l’inconfort.
Dans cet acte de thérapie cinématographique qu’on espère pas trop autobiographique, Joaquin Phoenix marmonne plus que jamais, jouant Beau comme un éternel adolescent, désespéré de décevoir sa mère et encore plus affolé à l’idée de devoir lui parler. C’est un rôle qui lui sied, mais ne lui donne pas forcément l’occasion de briller. Comme son personnage, sa présence est éclipsée par d’autres : Parker Posey, qui fait une brève mais inoubliable apparition, et bien sûr les deux actrices qui incarnent sa mère. Zoe Lister-Jones, magnifiquement sournoise, et Patti LuPone, dévorante, habitent le film de leur présence ô combien culpabilisante et humiliante.
Tout en étant opaque à plusieurs égards, au point de devenir frustrant, Beau is Afraid nous offre des métaphores et des idées parfois comiquement évidentes, jetant à la figure de son public des symboles phalliques avec un enthousiasme juvénile. L’esprit se fend en deux devant cet objet de cinéma à la fois d’une ambition folle et d’une autodérision remarquable, qui nous invite à sur-interpréter chacun de ses détails en arrière-plan, tout en se riant de nous avec force. C’est un film d’une exquise inventivité formelle (parmi bien d’autres scènes : ces sublimes séquences qui mêlent décor de théâtre et cinéma d’animation), mais qui dédie toute une partie de ses moyens à des gags extraordinairement puérils.
La blague va-t-elle trop loin ? Dans le sens où Ari Aster prend trois heures pour la raconter, on pourrait dire que oui. Délibérément agaçant et abscons, Beau is Afraid abuse excessivement et délibérément de notre patience avec certains de ses détours, et semble avoir été conçu pour aliéner une bonne partie du public. Difficile cependant de ne pas laisser échapper un grand rire devant l’audace absolue du projet. Lorsqu’enfin le film arrive à sa chute, c’est presque avec regret qu’on quitte le cauchemar de Beau, partagé entre la frustration, l’épuisement et la fascination. Quel film.
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