Longue, très longue. Pour le spectateur comme pour Beau, qui ressortent l’esprit et les nerfs épuisés par l’épreuve que leur impose, au choix, leur vision malade et névrosée du monde ou le réalisateur. D’ailleurs, je considère que ce film est insupportable à voir (vraiment intenable) si on ne prend par un minimum de recul critique sur la situation. Et pourtant j’aime rester 1er degré, adopter le point de vue naïf du très bon public. Mais là, impossible, au risque de déclencher soi-même suffocation et vagaux en série. Esprits angoissés, méfiance !
La première demi-heure, absolument jouissive, m’a servi de mise en garde : si tu prends toutes ces catastrophes qui arrivent à Beau au pied de la lettre, tu ne passeras pas la soirée. On a sans doute tous plus ou moins fricoté avec ce qu’est la véritable angoisse psychologique : se retrouver pris au piège de ses propres démons ; avoir l’impression que le monde se dresse contre nous, que le rythme de la vie n’est soudain plus adapté, plus supportable. Ari Aster en a fait un film. Imaginez les pires angoisses (paranoïa sociale, hypocondrie, sentiment d’insécurité, culpabilité affective…) tout à coup transformées en réalités tangibles par la magie (perverse) du cinéma. Coup sur coup, dans un rythme effréné et asphyxiant, Beau subit les assauts de son esprit malade qui invente (mais invente-t-il vraiment ?) des scènes et des personnages de névrose. Il en reste hébété, tétanisé, incapable de la moindre réaction physique ou même articulée, sauf à parfois craquer et piquer le sprint de sa vie pour fuir ou rejoindre le store d’en face. Ce sera d’ailleurs son unique posture durant tout le film, rarement et faussement interrompue par le fantasme paternel ou la jouissance orgasmique.
L’interprétation psychanalytique (et non réaliste) des événements m’a tout de suite sauté à l’esprit (mécanisme de défense ?) et j’ai pu suivre avec quelque délectation ce double-sens permanent, ce bain métaphorique dans lequel Beau essaie vainement et terriblement de surnager, se noie, reprend sa respiration pour mieux replonger dans l’horreur. L’horreur, d’ailleurs, on y touche à peine. Quelques vagues souvenirs d’Hérédité peut-être (le trauma initial, ici l’attaque au couteau), de Midsommar (la perversité des personnages, le rapport paranoïaque au collectif), des figures proprement terrifiantes (Jeeves…). Le film prend plutôt le parti permanent de l’angoisse, de la pure angoisse psychologique, en déployant un éventail de représentation métaphoriques qui en fait immédiatement une référence sur le sujet. Beau vit sa vie comme une pièce de théâtre dans laquelle il ne peut jamais vraiment intervenir (à revers de la scène « théâtrale » du film, donc, mais qui se retourne contre lui), et dont il ne maîtrise pas les codes. D’où cette impression de décalage constant, de perte de contrôle sur les événements : il ne fait pas partie du scénario de sa propre vie. Empêché dans ses mouvements et dans sa pensée par ses angoisses, il subit passivement les assauts d’un destin ourdi par des puissances maléfiques : l’entrave maternelle (aimer c’est être coupable de ne pas aimer assez), l’interdit paternel (procréer c’est mourir), la persécution sans raison apparente de toute la société, sans exception. Il y a ce paradoxe magique que Beau est le centre du film, celui de toutes les scènes, mais qu’il est un centre vide. Une sorte de Meursault de l’angoisse (on retrouve, comme dans L’Etranger, la scène judiciaire finale). On le sent d’ailleurs dans l’incroyable gestion de la temporalité : lorsqu’il s’agit des autres, tout s’enchaîne trop vite pour qu’on puisse réagir, mais lorsque la caméra se tourne vers Beau, le temps paraît s’arrêter, comme s’il n’arrivait pas à réagir, comme si le réalisateur ne criait jamais « Action ! ». Dans les deux cas, on ne respire pas (tachycardie ou paralysie, à vous de choisir…).
Deux temporalités inconciliables rythment donc ces trois longues heures de souffrance et de démonstration. Cette confusion est encore renforcée par la dégradation progressive puis la perte complète de repères spatio-temporels : on ne sait plus quand c'est le jour et quand c'est la nuit, quand Beau se réveille et quand il dort... et d'ailleurs, quel jour sommes-nous ? Ajouté à cela l'errance géographique qui ne trouve que dans la fuite son moteur de progression, et nous sommes complètement, avec Beau, perdus. Les différentes étapes de cette véritable odyssée de la démence adoptent chacune la structure d’un lieu d’accueil pour névrosés du ciboulot : l’appartement-cellule où le patient agit en pseudo autonomie ; la famille d’accueil qui prend soin, mais devient finalement un lieu de perdition encore plus grand ; l’orphelinat qui concentre autant de personnalités déviantes, mais qui ne parvient pas à canaliser les fantasmes et délires des malades, ni à les protéger de la violence du monde extérieur. L’antre de la mère, enfin, qui se décline en ses différents avatars métaphoriques : la maison richement aménagée qui nourrit complexes et dangers (ce « puits » central…), la chambre du complexe œdipien, le grenier de l’inconscient (et son original penis dentatus), la grotte vaginale (qui rejoue à l’envers la première scène du film), et enfin l’incroyable tribunal de la conscience, dans lequel cette dernière est réduite à brailler son innocence de sa faible voix lointaine, recouverte puis broyée par le plaidoyer vibrant et sonorisé du procureur général, et le silence assourdissant des milliers (millions ?) de spectateurs accusateurs.
On ne peut pas dire que j’ai beaucoup aimé ce film. Il m’a intéressé, tendu, surpris mais aussi lassé. Les raisons de le louer sont pourtant nombreuses. Émotionnellement, la seule prestation de Joaquin Phoenix suffit à tenir toute la pièce (deviendrait-il, en ce moment, un spécialiste de la folie ?). De même, il faut avouer que l’idée à la base de ce film-concept est cinématographiquement géniale : libérer l’écriture visuelle des contraintes de la vraisemblance en adoptant le point de vue d’un esprit torturé par l’angoisse ; ou comment la folie ouvre le champ des possibles. De même, certaines scènes sont prodigieuses (la home invasion initiale, l’épisode en forêt, le tribunal final). On ne peut pas non plus passer sur les qualités propres au réalisateur, que le film ne fait que confirmer et redoubler. Il est un maître dans son art, dans ce mélange de perfection académique et d’étrangeté permanente, et la direction d’acteur est comme d’habitude à couper le souffle. Oui mais. Soit que le point de vue critique m’ait fait trop tôt sortir de la fiction, soit que le film rejette volontairement son spectateur parce qu’il est trop difficile à regarder ou à comprendre, il ne m’a pas plu, enthousiasmé, bouleversé. Trop de radicalité dans la représentation psychologique, sans doute ; trop de rigueur intellectuelle et de cérébralité dans l’écriture, qui en devient prévisible, peut-être. Je dirais qu’il fallait le voir. Maintenant que c’est fait, n’en parlons plus, tout va bien se passer !