Retrouvailles tardives autour d'une question en suspens

Reprendre les personnages d’un film qui eut un certain succès en son temps, les faire revivre plusieurs années après pour raconter la suite de l’histoire : dans le cinéma commercial on appelle ça une sequel, genre qu’il est d’usage de brocarder pour son manque d’imagination, sa facilité (c’est généralement une initiative qui limite fortement les prises de risque) et ses motivations qui sont souvent à chercher du côté financier. Mais lorsque le film qu’il s’agit de poursuivre n’est autre que Belle de jour de Luis Buñuel et que l’auteur de la sequel est Manuel de Oliveira, on sent bien qu’on n'est pas tout à fait dans le schéma de la franchise Marvel ou d’un énième blockbuster décliné en saga ! Plus qu’une suite au premier degré, il s’agit d’un hommage, d’une variation, d’un jeu.


Rappelons brièvement l’action de Belle de jour, adaptée d’un roman de Joseph Kessel : Séverine, épouse d’un médecin, se morfond dans son existence de femme bourgeoise au foyer et, troublée par des rêves masochistes ainsi que par l’influence de M. Husson, un ami de son mari, elle part à la découverte d’une maison de rendez-vous et entreprend de se prostituer. Le film finit sur un point d’interrogation car on ignore si Husson a révélé ou non au docteur le secret de son épouse. C’est cette interrogation qu’Oliveira veut relever en reposant la question trente-huit ans après, imaginant une ultime rencontre entre Séverine et Husson. La première, veuve et se repentant de ses aventures libertines (elle envisage même de rentrer au couvent), est rongée par ce doute, doute que le second, riche mais seul et alcoolique, prend un malin plaisir à entretenir. C’est un Michel Piccoli vieillissant qui reprend le rôle qu’il avait déjà endossé chez Buñuel, tandis que sa partenaire, jouée à l’époque par Catherine Deneuve, a pris cette fois les traits de Bulle Ogier. Deux actrices pour un seul rôle, ça ne vous rappelle rien ? C’était le procédé employé par le même Buñuel dans Cet obscur objet du désir, où il faisait jouer le personnage de Conchita à la fois par Carole Bouquet et Angela Molina. Ce parallèle tient sans doute du hasard (Oliveira avait d’abord naturellement proposé le rôle à Catherine Deneuve et celle-ci avait refusé) mais avouons que c’est un hasard qui tombe bien.


Belle toujours, c’est une course-poursuite paradoxale : Husson recherche désespérément la compagnie de Séverine, qu’il n’a pas revue depuis des décennies, et celle-ci fait tout pour lui échapper, le semant dans la foule de l’opéra, hâtant le pas dans la rue, sautant dans un taxi, alors qu’elle est pourtant obsédée par une question dont seul cet homme est à même de lui donner la réponse. Husson, qui l’a vue sortir d’un bar chic, entre dans l’établissement et y devient, pendant quelques jours, un habitué. Prenant pour confident le garçon de café, il lui raconte l’histoire de Séverine, l’histoire de Belle de jour. Ils sont épiés par deux prostituées désœuvrées qui hantent le bar et semblent laisser le vieux monsieur tout à fait indifférent. C’est que, comme il le leur dit galamment, à côté de cette femme qu’il connut jadis, elles sont « des anges »… Cette première confession de Husson suffira normalement à faire réagir les plus avertis des spectateurs qui se diront immanquablement : « Ah mais cette histoire de bourgeoise trompant son mari par amour de lui avec le meilleur ami de ce dernier, ça me dit quelque chose… » Leur impression sera confirmée quelques scènes plus loin, lors du repas entre les deux anciens amants, quand Husson offrira à Séverine un objet qu’il vient de trouver chez un antiquaire : la fameuse boîte perverse qu’un client asiatique avait amené avec lui jadis dans la maison de rendez-vous et qui semblait à la fois tant effrayer et exciter les prostituées… « Ça ne me fait plus rien » dit Séverine en la découvrant. Quant à nous, nous en sommes pour nos frais : Oliveira conserve le mystère que Buñuel avait créé quant au contenu de cette énigmatique boîte qui, comme celle de Pandore, titille notre curiosité et recèle sans doute les vices les plus raffinés.


Le film, en bien des aspects, a de quoi décontenancer. La brièveté de son format n’exclut pas les longueurs, à l’image de ce repas (apéritif, entrée, plat, dessert) pris en temps réel et sans paroles, entrecoupé seulement par les sourires crispés de Séverine et la respiration lourde de Husson. La gêne est palpable, et ce n’est qu’au moment du digestif que le dialogue va enfin commencer, au cours d’un long plan séquence enténébré, les lumières ayant été éteintes et les silhouettes des deux protagonistes se découpant devant la fenêtre du salon. Il y a aussi ce jeu très peu naturel, très artificiel, de la plupart des personnages, qui récitent leurs textes plus qu’ils ne les disent, impression que renforce la présence au casting de plusieurs acteurs d’origine étrangère s’exprimant avec des accents très prononcés (notamment le garçon de café et la plus vieille des deux prostituées). Il y a enfin ce qui ressemble à de véritables faiblesses dans le scénario : dans quel monde Oliveira vit-il pour penser qu’un inconnu peut obtenir l’adresse d’une dame auprès d’un garçon de café (à qui elle l’a remise en toute confidentialité) simplement en faisant un grand sourire et en commandant un whisky sans glace ? On appréciera par contre les quelques clins d’œil du patriarche portugais (presque centenaire au moment du tournage) au surréalisme de son maître espagnol : la fascination du héros pour la statue de Jeanne d’Arc, le regard du cheval d’icelle qui semble vivre sous sa cuirasse, l’apparition théâtrale d’un coq dans l’embrasure de la porte… Un film un peu nostalgique en forme de clin d’œil cinéphile.

David_L_Epée
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le 17 juin 2019

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