En regardant Ben-Hur, je me suis demandé pourquoi, lors des cours de cinéma suivis au lycée, on ne me l’avait jamais montré.

Non pas, d’abord, pour ses onze oscars, qui ne sauraient à eux seuls justifier sa prétention à être un très grand film – même si, quand bien même on serait en droit de questionner la légitimité de l’Academy et de s’interroger sur la pertinence des critères qui conduisent au choix des nommés et des récompensés, force est de reconnaître que cette quantité effrayante de récompenses dit bien quelque chose du statut de l’œuvre. Non pas, ensuite, pour son histoire et pour le basculement progressif d’un regard historique à une vision apologétique du christianisme – ce n’était, évidemment, pas l’objet d’un cours de cinéma, mais plutôt d’histoire religieuse ou d’histoire des représentations. Non pas, enfin, parce qu’il aurait été obligatoire de projeter un « classique » à des élèves – loin de moi la capacité de dire, assurément, ce qui fait qu’un film est un classique et qu’un autre n’en est pas un : je souffre encore aujourd’hui d’avoir été abreuvé à ces « classiques » que je n’ai jamais su aimer comme les institutions légitimes, à commencer par mes professeurs, m’avaient dit qu’il fallait les apprécier. Non : si je me suis demandé pourquoi on ne m’avait pas montré Ben-Hur, c’est parce qu’il m’est apparu comme un monument de récit classique, une leçon de mise en scène et un témoignage fabuleux de l’âge d’or hollywoodien finissant dont nous viennent encore tant de techniques et de manières de faire du cinéma.


Ben-Hur, c’est ce que j’aurais aimé voir plus jeune, pour savoir comment faisaient celles et ceux qui ont élaboré une grammaire quasi universelle du cinéma. Universelle sans doute parce que venant d’une industrie surpuissante, écrasante, hégémonique : celle d’Hollywood. Mais universelle parce que le langage qu’elle utilise est une référence. Pour comprendre les films, pour apprécier ce qui s’écarte du classique, il faut peut-être en revenir à lui. Pour maîtriser Resnais, j’aurais peut-être dû connaître Wyler avant.


Commençons donc par ce monument de récit classique. Histoire monumentale, qui prend racine dans les origines du christianisme et les débuts de l’Empire romain et relie un homme à l’univers.

Du temps de Tibère, dans la province de Judée, le tribun Messala prend la tête de la garnison romaine. À Jérusalem, il retrouve son ami d’enfance, Juda Ben-Hur, un prince juif qui, très vite, assure à Messala, du haut des yeux terriblement bleus que lui offre Charlton Heston, qu’il préférera la liberté de son peuple à la fidélité à son ami. Nonobstant les anachronismes et l’absence de nuance que porte cette vision de l’histoire de la Judée, fortement empruntée au classique d’Edward Gibbon Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain (1776 à 1788) et aux récits de Flavius Josèphe sur la Guerre des Juifs (postérieure à l’histoire qui nous est contée), on se laisse prendre par cet affrontement entre le devoir individuel et le sacrifice pour son peuple, entre l’individu et la nation. Bien entendu, ce dévouement pour la noble cause de la liberté conduit immédiatement à faire de Ben-Hur le protagoniste et Messala son principal antagoniste, ce que vient renforcer leur amitié passée. Combien de films ont mis en scène des fratries brisées par l’univers plus fort et plus grand que les individus ? Impossible de tous les citer : c’est là un classique du récit. Un classique qui fonctionne, quand bien même tout cela paraît peu possible aux yeux de l’historien : à défaut d’être réaliste, l’histoire est vraisemblable, cohérente dans la diégèse forgée par le film, et c’est ce qui compte.

Juda Ben-Hur apprend malgré lui ce que Rome a prévu pour ceux qui lui désobéissent : alors que le nouveau gouverneur parade à Jérusalem, il manque d’être tué par une ruade de son cheval après que des tuiles se sont déchaussées de la villa de Ben-Hur ; ce dernier est immédiatement accusé par Messalla et envoyé aux galères, tandis que sa mère et sa sœur sont emprisonnées. Ben-Hur démarre alors son calvaire, un terme qui n’a rien d’anodin, car entre temps, il est secouru par un jeune homme qu’au début du film, des mages avaient reconnu comme « le roi des juifs ». Leurs chemins se croiseront à nouveau... Ayant promis de revenir se venger de Messala et retrouver sa famille, Ben-Hur affronte les épreuves : les galères ; la rencontre avec le consul, qui passe d’ennemi à adjuvant ; le retour en Judée ; la course de chars et l’affrontement avec Messala ; la perte des siens, la quête et la délivrance ; l’apothéose ; le miracle. Autrement dit, tout est immensément classique dans Ben-Hur, mais c’est ainsi que le récit tient. Trois heures trente après que le lion de la MGM – qui, pour la seule et unique fois, n’a pas rugi, pour laisser s’épanouir la musique de Miklós Rózsa – a fait son apparition, lorsque le film s’achève, la clarté et la linéarité du récit nous sautent aux yeux : ce parcours de vie, cette trajectoire d’un prince déchu revenu d’entre les esclaves pour reconquérir l’honneur perdu et retrouver les siens, c’est l’évidence même des grandes histoires de cinéma, des fresques épiques, des odyssées qui jalonnent nos mythes depuis tant de siècles. On aime se raconter des histoires, près du feu, le soir avant d’aller dormir, comme dans des salles obscures dont on aimerait tant qu’elles rouvrent en ce moment ; on aime se raconter ce genre d’histoires ; on aimerait même, sans doute, se dire qu’on peut les vivre et, qu’à défaut (qui, honnêtement, rêverait de ramer dans les galères sur le tempo crescendo du tambour ?), on les traverse aux côtés de Charlton Heston, à travers ses yeux et son corps. L’histoire de Ben-Hur, qui chausse les gros sabots de la chute et de la rédemption et ne s’embarrasse pas de la nuance (on peut tout de même le regretter, surtout au vu des contresens historiques qui jalonnent le film, à commencer par cette vision de la « résistance » à Rome qui existait surtout chez les Zélotes mais pas chez tous les juifs), nous embarque : elle nous fait vivre une expérience que nous n’aurions pas connue autrement.

Voilà la première leçon du cinéma classique, celle que j’aurais aimé qu’on m’enseigne : voir un film, c’est d’abord vivre une expérience, grâce à son histoire et à son récit. De ce point de vue, Ben-Hur est un modèle, qui tire sa force du livre qu’il adapte, le plus vendu aux États-Unis au XIXe siècle.


Venons-en ensuite à la leçon de mise en scène. Les trois heures trente du film proposent un condensé de tout ce qui a fait l’âge d’or hollywoodien et la capacité des grands studios à produire des œuvres monumentales ; on serait bien en peine d’en dresser une liste exhaustive, mais il est clair que le « taylorisme » de la production et la répartition des tâches dans cette machine à faire des films permettent à Ben-Hur de proposer des décors absolument somptueux (bon sang, le cirque de Judée, même s’il n’y en a pas eu à Jérusalem, paraît tellement possible !), des costumes et des couleurs contrastés au point qu’ils en paraissent presque pop, une musique grandiose à défaut d’être devenue iconique, un savant usage de la lumière – assez étrangement, c’est dans les scènes de nuit et de clair-obscur que le jeu des ombres et du point révèle toute sa richesse et souligne l’intimité, notamment lors de la découverte de la maladie qui accable la mère et la sœur de Ben-Hur. Mais puisqu’il faut bien en parler, lançons-nous : la scène de la course de chars est, à nos yeux, un condensé de phénoménales techniques de mise en scène, de cadrage, de montage et de suspense. Sous la direction d’Andrew Morton, la seconde équipe a ainsi planifié, organisé (le cascadeur Yakima Canutt a réglé la scène), écrit et tourné l’un des totems de l’histoire du cinéma, un monument d’action, qui marque de son empreinte l’imaginaire collectif et s’inscrit, naturellement, dans la liste étroite des scènes connues même de ceux qui ne les ont pas vues. En d’autres termes, l’incroyable travail de mise en récit et en scène de la course de chars, par les moyens propres au cinéma, explique sa réussite ; elle rend compte de ce que peuvent faire les images en mouvement, les sons et le montage, lorsqu’on sait les utiliser. À l’évidence, Morton savait les utiliser.

La scène est une démonstration du pouvoir de la diversité des plans. Le décor est planté par des plans d’ensemble en courte focale ; l’action, elle, est mise en image au moyen de plans rapprochés, de plans taille et, même, de gros plans que le mouvement n’altère en rien. Soulignons ici la prouesse technique : les têtes des chevaux au galop sont suivies au millimètre près par des travellings arrières et latéraux qui, couplés à une mise au point impeccable et une grande profondeur de champ, impriment une sensation de vitesse foudroyante. Ce dynamisme est notamment permis par une profondeur de champ qui ancre les personnages et leurs montures dans le décor du cirque, toujours visible et net, tout en focalisant l’attention sur eux et en soulignant la puissance de la course. L’harmonie des cadrages et des mouvements de caméra est mise au service du propos de la séquence : l’intensité de la course, c’est aussi celle de l’affrontement entre Ben-Hur et Messala, qui se dessinait depuis leurs retrouvailles et que le récit a pris soin d’annoncer, irrémédiablement. À cet égard, la violence, qui sourd dès le départ, perce lorsque les attelages se retrouvent brutalement propulsés et détruits, explose lorsque les sabots des étalons brisent les coureurs au sol, est proprement hallucinante. Sans musique, au son du galop et des roues qui font trembler la terre, des fouets qui claquent et du souffle des chevaux avides d’en finir, la scène est une déflagration. Elle le fut, aussi, pour ces chevaux morts, une dizaine, lors du tournage. Écœurant, scandaleux, impossible aujourd’hui – et tant mieux ! Mais on n’est guère surpris, car quand on voit la scène, difficile de comprendre comment il était possible de filmer un tel prodige de tension et d’explosion sans blessures – ici, pis encore, sans morts…

Quant au montage, il suffit de dire qu’il répond parfaitement aux deux fonctions que la scène lui assigne : d’une part, une fonction narrative, celle de donner de la lisibilité à l’action, de faire s’enchaîner les tours de la course et de voir progresser l’affrontement, d’abord entre tous les coureurs, puis entre Messala et Ben-Hur, jusqu’à l’acmé ; d’autre part, une fonction « topographique », en ce qu’il restitue avec une rare cohérence les lieux dans lesquels se déroule cette course. Malgré la densité d’informations qui explosent à l’écran, le mouvement permanent, l’intensité, la scène reste parfaitement lisible. De bout en bout, elle ne s’égare pas : par sa maîtrise technique sans esbroufe, par le plaisir qu’elle suscite après qu’on l’a tant attendue, par la richesse des moyens du cinéma auxquels elle recourt pour servir son propos, elle est, à elle seule, un morceau de bravoure.

Dix minutes d’un chef-d’œuvre classique.


Et si Ben-Hur est un grand classique, c’est enfin parce qu’il est un témoignage fabuleux de l’âge d’or hollywoodien finissant. Dans cette machine à produire des films selon des règles progressivement standardisées qu’est Hollywood, l’âge d’or (qui s’étale des années 1920 à la fin des années 1940 et qui voit ses derniers feux briller dans les années 1950) a donné naissance à des maîtres étalons, à l’aune desquels toute une esthétique du cinéma s’est construite : une « norme », pour reprendre le mot de Jean-Loup Bourget, qui donne nécessairement naissance à une « marge » ; mais valoriser la marge, l’écart, l’originalité, comme le veut la cinéphilie orthodoxe française, ce n’est possible que s’il existe une norme, avec ses codes, ses techniques, de celles qui forment une grammaire cinématographique d’ampleur inégalée.

De ce point de vue, Ben-Hur appartient bien à cette catégorie de la norme, en ce qu’il est un pur produit de la MGM. En regardant le film, on revoit l’âge d’or : une grande fresque historique, des personnages archétypaux, un récit de déchéance et de rédemption, des décors somptueux, un metteur en scène de grand talent et travailleur invétéré, des scénaristes capables de forger des histoires de portée universelle, une musique épique et élégiaque au service du film, une direction artistique précise, des fondus enchaînés. Bref, toute une manière de faire du cinéma : art de faire des films, industrie de l’audiovisuel. Ben-Hur, c’est la MGM, cette major aux dents longues et au rugissement qui faisait frémir ses concurrents, cette membre du Big Five aux côtés de la RKO, de 20th Century Fox, de Warner Bros et de Paramount Pictures, ce temple de l’industrie du cinéma qui, pourtant, laissait parler des artistes.

Oui, Ben-Hur, c’est bien cela : un cahier des charges rempli comme il se doit et, là-dedans, dans ce travail technique, scénaristique et de réalisation maîtrisé, le surgissement de quelque chose d’autre. Ce surgissement, c’est la force de la course de chars, la puissance du jeu de Charlton Heston, le souffle de la violence. Pour certains, ce peut être le message biblique ; pour d’autres, l’humanisme d’un homme trahi qui aura voulu sauver son peuple mais, plus encore, retrouver les siens. En dépit de lourdeurs dans les dialogues, d’un étrange défilé chromatique lors de la scène des galères, de transparences et fonds bien trop voyants, Ben-Hur a pourtant ce quelque chose du grand film classique.


Et si l’on se plaisait à reconnaître que l’industrie et l’art, parfois, se mêlent (se mêlaient…) pour produire de « beaux films », tout simplement ?

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le 8 févr. 2024

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