Au temps jadis de la modernité
Le réalisateur, Ruttmann, avant de toucher au cinéma (il travaillera avec de grands noms du cinéma allemand comme Leni Riefenstahl), avait fait des études d’architecture et pratiqué la peinture abstraite ; ces influences se ressentent grandement dans son film, qui décrit la vie trépidante de Berlin sur vingt-quatre heures, selon une division en cinq parties qui sont autant de périodes de la journée et que relient des transitions musicales. Un concept qui inspirera d’autres cinéastes, comme Dziga Vertov et son film "L’Homme à la Caméra" explorant le quotidien des villes soviétiques.
Tout commence avec un train dans la campagne, au petit matin, qui avance en direction de Berlin. Le paysage qui défile, la vapeur, les rails, les roulements de la mécanique. Quelques rares plans fixes, larges, pour présenter une vue étendue de la ville, mais très peu car le film privilégie résolument le mouvement. Tout est plutôt calme au début : un cadran qui indique cinq heures, la lumière matinale sur les façades, la silhouette d’un chat qui traverse la route, un papier qui volète gracieusement dans une rue déserte ("American Beauty" n’a rien inventé !). La ville s’éveille alors, avec ses colleurs d’affiches, ses ouvriers qui marchent vers l’usine, ses hautes cheminées de brique qui commencent à fumer, et toute la machine industrielle de se mettre en route. Encore une heure ou deux puis ce sont les commerces qui ouvrent, une succession de stores qui se remontent et découvrent des vitrines en tous genres, les enfants qui rentrent dans leurs écoles et les employés dans leurs bureaux. La matinée est déjà bien avancée, la foule a envahi les rues, les bonimenteurs tentent de capter l’attention des passants, une petite échauffourée éclate entre deux hommes, des mariés surgissent d’une église. Midi, les portes vitrées en tourniquet des restaurants tournent sans discontinuer, chacun prend son repas, de la cantine d’usine au palace en passant par les animaux de la basse-cour et les mendiants qui farfouillent dans les ordures. Jeu saisissant des contrastes. L’après-midi commence, retour au travail, ballet des vendeurs de journaux, agitation urbaine. Du descriptif on passe parfois à l’anecdotique : une femme désespérée au regard halluciné se jette dans l’eau du haut d’un pont. La fin d’après-midi fait la part belle au sport : nage, patinage, cyclisme. Le soir tombe, Berlin déploie sa vie nocturne, ses cabarets, ses danses, ses spectacles. Il pleut, les phares des dernières voitures se reflètent sur l’asphalte luisant.
A toute heure de cette journée, de l’aurore au bout de la nuit, Ruttmann expose ses invariants, son fil conducteur : les trains, les trams, les routes. On sent l’architecte, l’urbaniste, le passionné de mécanique dans ces plans fréquents, dignes des futuristes italiens, qui nous montrent des bretelles routières, des lignes de chemin de fer, des tunnels, des passages à niveaux, des écluses, des wagons lancés à toute vitesse, des jets de vapeur, des pistons et des machineries énergiques qui font écho à ceux des usines. Triomphe prométhéen de la technique, car c’est bien elle le personnage principal de ce film ! Les scènes qui présentent les carrefours, les rues encombrées de véhicules hétéroclites, rappellent la découverte de la grande ville par le jeune couple de "L’Aurore" de Murnau réalisé la même année. Pourtant, à bien des égards, Ruttmann rompt avec l’expressionnisme de ceux qui l’ont précédé, on parle d’ailleurs à son propos d’un cinéma de la nouvelle objectivité dont ce film serait l’acte de baptême. Une œuvre marquée avant tout par la modernité – ce qui nous la rend si exotique, à nous postmodernes.