"Black Swan" est presque totalement réussi. C'est que l'enjeu n'était pas mince: s'insérer dans les logiques qui règnent dans le milieu de la danse classique professionnelle, raconter une histoire qui se lit à plusieurs niveaux, émouvoir, faire rêver, et dire quelques vérités assez profondes.

Le niveau le plus superficiel du récit (celui dont pourrait s'occuper un politicien ou un syndicaliste) est l'aspect sociologique: "Black Swan" est l'histoire de la pression psychologique insupportable exercée par la société sur des danseuses de ballet pour obtenir le rôle-étoile. Le film montre la discipline de fer, les exercices interminables, les accidents physiques auxquels les danseuses sont exposées. Il montre aussi quel choc psychologique constitue le fait d'être une étoile déchue, après de si longues et de si dures luttes pour parvenir au sommet. Les pulsions de suicide et de meurtre paraissent presque normales lors de cette chute.

La dite chute, sauf accident, est liée au vieillissement de l'artiste. Là aussi, que dire d'une société où ce qui vieillit fait l'objet d'une mise au rebut ? La loi de la jungle, accentuée dans notre société depuis la mise en oeuvre de l'hystérie mondialisante, se manifeste ici avec une cruauté particulière.

Un niveau un peu plus personnel - donc plus susceptible d'émouvoir le spectateur - est l'aventure psychologique et sociale d'un individu (la danseuse jouée par Natalie Portman, qui, - tiens - a des expressions de Keira Knightley sur certaines images): portrait-type de la bonne élève, maniaque de perfection, s'infligeant une torture de surmenage et de rigueur pour "être parfaite". La lourdeur écrasante des contraintes qu'elle s'inflige la conduit à un stress aigu, et à la crainte perpétuelle d'échouer et d'être supplantée par une rivale. Combien de "bons élèves" , de "Cygnes Blancs", craquent dans notre société, pour avoir recherché la perfection au-delà de leurs forces ? Où sont les limites de l'humain là-dedans ?

Le niveau central est celui de la psychopathologie: dissociée sur le mode de la schizophrénie par les contraintes qu'elle s'inflige, refoulant trop ses besoins de base et son animalité sexuelle, Natalie Portman joue un personnage que des visions de dualité de plus en plus obsédantes et cruelles assaillent jusqu'à la fin. Ses instincts refoulés (pas de sexualité - n'est-elle pas encore vierge ? peut-être - pas de sorties, pas d'excès: elle refuse un bout de gâteau préparé par sa mère) se manifestent sous les espèces du "Cygne Noir", animal et sexuel, joué par sa rivale, qu'elle va chercher à éliminer. D'abord simple reflet d'elle-même, le Cygne Noir prend les couleurs agressives et délétères de sa rivale, qui cherche à l'entraîner dans tout ce qui l'éloigne de la perfection: alcool, sorties, drogue, sexe... C'est ici que se trouvent les principales lourdeurs du film: l'antagonisme hallucinatoire entre Natalie Portman et sa rivale prend des dimensions si expressionnistes et si caricaturales que l'on ressent l'impression d'une volonté démonstratrice excessive.

Significatives de cette évolution du personnage central, la scène où Natalie Portman jette ses peluches au vide-ordure (abandon de l'enfance protégée de la sexualité), et celle où les filles sortent d'une boîte de nuit: c'est la seule scène du film ouvrant une porte sur l'extérieur - juste au moment où une libération vient d'avoir lieu, avec l'approche de l'alcool, de la drogue et du sexe. Tout le reste est un huis clos dans des salles de répétition ou des appartements, signe que l'affaire se joue essentiellement dans l'intime.

Le sexe court à travers tout le film, même si le passage à l'acte se limite à un cunnilingus entre Natalie Portman et son double maléfique. Le personnage de Natalie vit avec sa mère, mais n'a pas de père (le mâle est absent, ce qui ne facilite pas les transferts nécessaires à l'exercice de la sexualité). La mère, ancienne danseuse elle-même, est suspecte de jalouser sa fille et de l'étouffer quelque peu en dépit de ses attentions.

Vincent Cassel, maître de ballet, abandonne pour une fois son côté mauvais garçon pour devenir un directeur de répétitions sévère mais compétent, qui couche finalement juste ce qu'il faut avec ses danseuses, mais qui, dès l'abord, sait reconnaître pourquoi Natalie Portman est un bon Cygne Blanc et un mauvais Cygne Noir: elle n'a pas accès à un épanouissement sexuel satisfaisant. Au début, on peut croire à une perversion bien naturelle de la part d'un directeur de ballet entouré de filles ravissantes.

L'ennui, c'est qu'il a raison: l'activité sexuelle transforme la totalité de notre tonus physique, de notre gestuelle, de notre manière d'être, et c'est vrai qu'on peut lire la différence entre les bien - ou mal - baisés rien qu'en les regardant marcher, à plus forte raison danser.

Dès lors, l'onirisme hallucinatoire croissant avec l'avancement du film, c'est sur le plan symbolique que va se jouer la résolution du problème. Natalie Portman croit poignarder sa rivale, mais en réalité s'enfonce un éclat de verre-phallus dans le ventre. Le sang (virginal ?) coule, et, dès lors, Natalie Portman sait camper un "Cygne Noir" animal et voluptueux à souhait. Le contraste de cette prestation avec celle du début du film, où la comédienne est constamment raide, limitée, craintive et paniquée constitue un sommet de la prouesse de Natalie Portman dans ce film. Le désir de sang qui coule est évoqué de manière répétitive par les lésions de grattage que la danseuse s'inflige, et le phallus par ces curieuses épines qu'elle s'extrait de la chair.

Cette question de l'unité de soi nous concerne tous. Nous ne sommes pas tous des danseuses étoiles - moi moins que quiconque - , mais pensons un peu à ce que la vie nous fait refouler de nos désirs: dans quelle mesure sommes-nous dissociés ? Névrosé, tout le monde l'est peu ou prou. Mais psychotique ?
khorsabad
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le 13 févr. 2011

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khorsabad

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