Il n'était plus question d'attendre de Woody Allen une quelconque réactualisation du style ou de la parole alors même que chacun de ses derniers films semblaient offerts à la volonté d'asperger son aura d'un peu plus de naphtaline, encore et encore, jusqu'à l’écœurement. Les ruelles embaumées de Paris, en analogie à celles de Rome, n'évoquaient pas tant une nostalgie estivale que la terrible réminiscence de ce qu'avait été le cinéaste, une vigie cruelle de son temps, de Manhattan à Match Point, dont la nature même ne pouvait entrer qu'en contradiction avec sa reconversion en taxidermiste de luxe. Mais puisque même à 77 ans, il n'est pas interdit de faire mentir le plus blasé des spectateurs, Woody Allen refait naître son cinéma sous les bonnes étoiles de la satire sociale et du jeu de rôle littéraire.
D'un côté parce que Blue Jasmine est une captation de son temps terrible et cruelle, réunie sous ses plus simples symboles: l'argent (et son absence), la vie sociale (et son absence), la sensibilité (et sa tragique surabondance). Figure outrée d'un monde économique en pleine mutation, Jeannette, renommée Jasmine, ne découvre pas tant la vie prolétaire, en ce qu'elle avait parfaitement captée son existence par opposition à sa propre ascension sociale, que la plus pure solitude affective et nécessité économique. Plus digne que Frigide Barjot, qui quémandait récemment en dons le strict nécessaire à sa survie ainsi qu'à ses vacances en famille, Jasmine (re)plonge dans les mondes distincts du travail et des études pour découvrir qu'on ne se réinvente que jusqu'à un certain point - et que pour se réinventer au delà, le mensonge reste la meilleure arme.
C'est à partir de ce point que Blue Jasmine semble aligner tout ce que le mélodrame a de classique, de quiproquos sentimentaux en scènes de ruptures; mais c'est aussi à partir de ce point qu'il entre dans sa seconde phase, celui d'objet de la littérature. Si aucune mention n'en sera faite, toutes les signes semblent néanmoins pointer vers le Tramway Nommé Désir de Tennessee Williams, de la méridienne de fortune sur laquelle est installée Jasmine à la transparence de couple évoquée par Chili (le fameux "code napoléonien" de Kowalsky). Et sans s'en rendre compte, Woody Allen répare savamment les outrages que le temps et la plèbe ont infligé à l'adaptation d'Elia Kazan (consciencieuse mais ambiguë) en cautionnant largement dans l'inconscient collectif l'érotisation exagérée de l'immonde Stanley Kowalsky. En redonnant à la femme brisée le rôle principal de la folie humaine, et en faisant de son bourreau non plus un objet de désir mais une tripotée d'impotents en pleine compensation physiologique (par l'argent, par la taille ou par la force), le film rétablit le propos même de la pièce en réussissant l'exploit de la réactualiser tout en ne l'adaptant pas. Un tour de force singulier que Cate Blanchett transcende d'abandon, et elle aussi, d'espièglerie, tant son jeu transpire les fêlures de Vivien Leigh par tous les pores de la peau. Elle trouve un équilibre aussi délicat que rare entre humour et drame, arrivant à alterner les deux plusieurs fois au sein d'une même scène, réalisant une performance dont la mise en scène globalement atone de Woody Allen se montre parfois indigne. Mais c'est aussi par cette absence même de sophistication, à l'image de la rugosité parfois maldroite de Sally Hawkins, que l'émotion de Blue Jasmine se déploie en dénudant tout à la fois son personnage et son sujet, et en les exposant à la plus froide des tragédies humaines.