Brian De Palma semble faire du cinéma pour deux raisons majeures. L’une est plastique : il aime composer des plans, ordonner des couleurs, harmoniser des mouvements pour abuser son public. L’autre, liée à la première, se rapporte au plaisir sensuel de la belle image, qui est indépendant de l’objet représenté et prolonge celui consistant à surprendre des filles sous la douche, se glisser dans une salle de bains, épier une cabine d’essayage ou contempler un effeuillage érotique depuis une position privilégiée. Parce que ces raisons ne correspondent pas seulement à des interprétations critiques mais bien à des mobiles profonds, nul ne pourrait décemment les lui reprocher. Tout dans Body Double est empreint d’un bonheur de filmer qui se transmet avec l’évidence euphorisante des grands moments de la comédie musicale ou des séquences hitchcockiennes classiques que le long-métrage reprend, retravaille, développe, amplifie, déconstruit, reconstruit (et même, l’hommage se faisant sacrilège et vice-versa, démystifie par le biais du pastiche), pour aboutir à un résultat à la fois dérivatif et tout à fait original. Cette thématique de la réplication édifie une esthétique du même, de la Xerox, éclairée de vingt ans de décodage analytique et surtout mise au service d’un idiome entièrement personnel : le double et la duplicité, le voyeurisme et la vision, l’image et son reflet, l’incertitude inhérente aux limites du tangible et de l’imaginaire. C’est comme si, fatigué de sa propre disposition à cultiver un inceste maladif, De Palma avait trouvé comme parfait subterfuge la constitution d’un art n’existant que dans les rapports qu’il entretient avec son modèle : sous sa férule, le Hitchcock-movie devient un genre à part entière. Si l’on admet que son maniérisme se définit comme un évidement de l’espace au profit de la figure, alors Body Double est une confidence amère, l’aveu troublant que le metteur en scène aime à se sentir emprisonné dans les griffes d’un cinéma vorace dont il/on ne sort pas.
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Ce labyrinthe tortueux avance donc au gré d’imitations, de téléscopages et d’embardées dont De Palma, véritable sorcier post-moderne, dégage la quintessence pour la faire totalement sienne. Jake Scully, le protagoniste, est un sympathique cachetonneux écumant les tournages médiocres, un individu de l’ombre qui rêve de lumière, un homme insatisfait qui cherche littéralement à pénétrer dans la fiction d’un film. Comme le Jeffries de Fenêtre sur Cour, il endosse — à son corps peu défendant — la fonction d’observateur en investissant un singulier appartement à vue panoramique, pour ne pas dire "cycloramique". De là, il scrute au moyen d’un instrument d’optique (cette fois une longue-vue) les activités qui se déroulent dans la maison d’en face, en devient obsédé, ne peut empêcher une grandiloquente boucherie pratiquée à l’aide d’une énorme chignole électrique (symbole ouvertement mis en valeur) et manque de perdre la vie lors de son affrontement avec l’assassin. Premier décalque. Comme le Scottie de Vertigo, Jake est utilisé à son insu comme témoin d’une action mystificatrice qui doit fournir un alibi au manipulateur. Celui-ci met au point une machination complexe dont l’élément principal est le remplacement d’une femme par une autre et l’objet le meurtre de l’une d’elles. La seule variation importante — mais cruciale — par rapport au canevas originel réside dans le fait que l’appât est effectivement double : à une comédienne professionnelle engagée pour jouer à distance (son visage restant toujours dans l’ombre) le rôle de la future victime, se substitue la véritable épouse, que le héros file interminablement à travers le Los Angeles rococo de l’ère Reagan, juste avant les Jeux Olympiques de 1984. Si elle est une version "vulgaire" de la morte fétichisée (De Palma met les points sur les i en en faisant une actrice porno), la femme qu’il retrouve par la suite n’est donc pas la même mais une autre, dont le corps — et le corps seul — a servi à l’hameçonner. Second décalque.
Le cinéaste redouble et pervertit ensuite le thème du "déjà-vu" essentiel à Vertigo en l’évacuant de sa narration pour le reporter au niveau du spectateur lui-même, qui se retrouve dans la situation de Scully, dupé par une mise en scène dont le renvoi (trop) explicite à certaines références constitue le leurre. Identifiant un film (une femme) dans un autre film (une autre femme), il oscille entre le plaisir de la répétition et la crainte de se trouver en présence d’une banale copie, plus grossièrement qu’on lui serve à une autre sauce un plat qu’il a déjà mangé. Ce dilemme est surmonté, et la progression du film garantie, par la mise en jeu d’un nouvel artifice de la perception : la fausse reconnaissance. Aucun repère n'est utilisé exactement dans son contexte d’origine, chacun subit une légère distorsion de sens qui lui confère une aura d’étrangeté, voire d’artificialité, du fait même de sa transparence. Leur agencement rappelle le travail du rêve, les mécanismes de la condensation (le dispositif voyeuriste de Fenêtre sur Cour et le schéma diégétique de Vertigo), du déplacement (du vertige vers la claustrophobie), ou les possibilités de conjugaison des deux : ainsi la scène finale associe cette névrose aux éléments formels du cauchemar de Scottie (chute dans la tombe fraîchement creusée et inversion des ténèbres). À ce travail d’intrication vient encore s’ajouter, couche intertextuelle supplémentaire, l’articulation des propres ouvrages de De Palma avec ceux d’Hitchcock. La présence dans Body Double de la scène de la douche de Psychose synthétise toutes les précédentes : Carrie pour le sang, Pulsions pour le fantasme sexuel, Phantom of the Paradise et Blow Out pour l’aspect parodique et outrancier. Son retour aux ultimes secondes faisant écho à l’introduction, cet encadrement opère une parfaite analogie avec celui de Blow Out puisque le film s’ouvre et se ferme sur le tournage d’une série Z. Dans un cas comme dans l’autre, le récit est provoqué par l’échec de sa vraisemblance cinématographique (bande-son ou interprétation) et se déroule dans l’intervalle pour conduire à la résolution du problème initial.
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Orchestrée de bout en bout, la longue séquence de la filature suffit à indiquer à quel point De Palma peut feindre (sans toutefois jamais s’en contenter) de se reposer sur la seule force assurée de son style. Elle tire son pouvoir de fascination de la durée, de l’ampleur des moyens, de la complexité des figures exécutées par la caméra (mouvements de grue, panoramiques prolongés), de la variété et de la complication du décor (le centre commercial), du déplacement des acteurs, de l’accord avec la musique (Pino Donaggio dans ses œuvres). Comme la découverte des deux demeures entre lesquelles se tissent les relations du regard et du spectateur, ce morceau de bravoure permet de vérifier l’affinité du cinéaste avec l’architecture contemporaine, intérieure ou extérieure. Extravagante Chemosphere, construite en forme de vaisseau spatial, superbe structure de métal blanc et de verre : l’une s’apparente à un observatoire, l’autre à une cage. Le Farmers Market prédispose aux contemplations indiscrètes comme aux rencontres inopportunes. Sur la plage, les rayures aux couleurs franches des tentes occupent le cadre verticalement et ménagent des à-plats bleus ; pourtant le meurtrier apparaît et disparaît derrière elles. Il échappe à son poursuivant quand la perspective est rétablie de l’intérieur d’un tunnel, comme si Jake ne pouvait supporter un espace tridimensionnel. Le reflet d’une enseigne lumineuse rouge sur une vitre, saisi en pleine rue au cours d’un travelling ascendant, atteste du coup d’œil remarquable d’un art director hors pair, ainsi que l’exploitation des autres sites, tous savamment choisis : Mulholland Drive lors de la poursuite en voiture, le Réservoir où le white dog saute à la gorge du bad guy. L’intrigue ne sollicite pas pour rien ces hauts lieux de la mégalopole californienne. Le cinéma est ici plus que jamais condamné à véhiculer la vanité de ses propres mythes, comme dans une galerie de miroirs. L’auteur semble reprendre à son compte le puritanisme de son mentor, en révéler le caractère obscène et compensatoire et en exercer les foudres non plus sur les femmes mais sur Hollywood.
Après avoir réalisé avec Scarface un film sur le pouvoir, De Palma signe donc un film sur l’impuissance. La première partie expose comment Jake perd son statut d’acteur en confondant la mise en scène avec le factuel. Ravalé au stade de spectateur passif puis de témoin coupable, il doit ensuite aborder la réalité via le trompe-l’œil pour redevenir acteur agissant. C’est lors du tournage porno que se concrétise ce mouvement de bascule : il met en scène son voyeurisme, qu’il inverse en exhibitionnisme afin de rencontrer celle dont il a reconnu le corps, et retrouve dans un bref jeu de porte et de reflet le dispositif qu’il fuyait initialement. En copulant avec le corps de l’illusion, il s’inscrit dans une figuration qu’il n’aura plus dès lors qu’à dominer. Sa crispation rigide et inhibitrice du début, qui fait s’écrouler la représentation (le décor va jusqu’à prendre feu) se voit sublimée à la fin dans son effort pour que l’artifice puisse prendre place. Cette scène, mise en abyme de l’entreprise tout entière, ouvre sur un dernier vertige : le trauma rejoué serait ainsi un songe éveillé, un "film dans le film dans le film", un fantasme qui permettrait à Jake d’offrir au récit son dénouement (défaire Bouchard/Revelle) par un retour au réel, mais aussi d’accoucher d’une version idéalisée de son quotidien (réussir la prise, être bon comédien) par le biais de la fiction. Tel est le sujet profond de ce passionnant programme réflexif : le cinéma comme circulation permanente entre le vrai et le faux, ce que vient entériner sur un mode ludique le générique final. En même temps qu’il clôt la période des relectures hitchcockiennes, Body Double annonce Mission : Impossible et Snake Eyes, les grands opus théoriques des années 90. La virtuosité proverbiale du cinéma de De Palma ne saurait y dissimuler la rigueur dictant son élaboration. Loin d’être le tribut d’un élève doué, il se pose comme le discours d’un maître qui sait de quoi il parle. Dans ce film plus que dans nul autre le réalisateur ne cite pas, ne plagie pas. Il énonce et peut-être encore davantage dénonce la même chose qu’Hitchcock à son époque : le désir du spectateur. L’irritation, qui naît du repliement sur soi exprimée par l’œuvre, cède ainsi à l’intense satisfaction qu’elle offre simultanément. Fortiche.
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