Cinéaste de l’itération par définition, il est difficile de distinguer chez Ozu ce qui relève de l’auto-remake et de la variation. Si dans le cas par exemple d’Herbes Flottantes, les titres respectifs des films de 1934 et de 1959 sont un indice de taille (Histoires d’herbes flottantes et Herbes Flottantes), le cas de Bonjour (1959) est un peu plus complexe – et ce qui le lie si profondément à Gosses de Tokyo (1932), ce n’est pas tant son élément perturbateur (deux enfants qui entament, dans un cas, une grève de la faim, et dans l’autre, un vœu de silence) tant les situations initiales sont souvent assez semblables d’un Ozu à l’autre, mais bien davantage leur genre, et plus particulièrement leur ton : deux comédies plutôt potaches qui font office de véritables singularités au milieu des mélodrames familiaux qui jalonnent la longue filmographie du cinéaste japonais.
La comparaison est d’ailleurs loin d’être aussi évidente, les motivations des enfants étant géométriquement opposées entre les deux longs-métrages : d’un côté, l’honneur de leur père, de l’autre, un caprice pour l’achat d’une nouvelle télévision. Des objectifs si différents qu’on ne peut en éclipser la symbolique, témoignages espacés de presque trente ans de deux Japons, celui d’avant et celui d’après la guerre. Un Japon traditionnel, un Japon occidental. On retrouve d’ailleurs dans Bonjour un autre élément d’analyse qui surprend chez Ozu : l’architecture. Si celle-ci n’a que très rarement tendance à changer dans son cinéma (le décor est peu ou prou toujours le même) tant elle est définitoire de ses thématiques, les rues mansardées et les kimonos laissent pourtant ici leur place aux banlieues à l’américaine et aux costards de bureau. Cette télévision, allégorie matérialiste des prémices du Miracle Japonais, devient le bushido de la nouvelle génération : elle est un casus belli.
Ozu se fait prophète d’évolutions sociétales : sans le savoir, il dresse le portrait de cette jeunesse future, consommatrice d’immatériel et qui sait parler sans mots. C’est d’ailleurs par cette absence qu’il écrit son plus beau commentaire, celui qui entoure une position sociale du langage : quelle parole implique le mutisme ? Quels mots devraient rester silence ? Loin du tourbillon médiatique du Japon contemporain, cet Ozu là nous vendait le fantasme d’une voix qui sait rester précieuse, qui sait se rendre indispensable. Le Bonjour du titre en est d’ailleurs un exemple simple mais flamboyant : un mot sans autre véritable sens que celui de son contexte. Automatisme langagier, introduction procédurale, il est pourtant le fondement de tout respect. Que serait le monde sans un « bonjour » ? C’est cette question presque réactionnaire que semble poser Ozu, au crépuscule de sa vie et à l’aube d’un nouveau monde : est-on prêts à l’abandonner pour une télé ?
Bonjour est une œuvre légère ; elle n’en est pas moins lourde de sens, imprégnée de son époque. Derrière les flatulences, l’irrévérence : peut-on abandonner toute civilité pour profiter de son propre bonheur ? Fasciné autant qu’il est effrayé par le monde moderne, par l’ingérence américaine et par le changement des mentalités, Ozu en pèse les différentes conséquences – de qui sera-t-on l’esclave, demain ? Haïku plaisantin façon comédie morale, Bonjour porte en lui une mélancolie aigre-douce, désabusée et sagace, qui s’amuse beaucoup sans jamais juger. Ozu n’a jamais fait dans l’hagiographie, et même en tant que « plus japonais des japonais », il reste un citoyen de sa propre culture : plutôt que d’en revisiter, encore et encore, les origines, il en épouse les métamorphoses – dans tous les cas, c’est son rôle d’en décrypter les paradoxes, de faire rimer conte familial avec conte moral, hors d’œuvre avec chef d’œuvre.