Il paraît impossible d'émettre un avis à chaud de Boyhood. Une oeuvre si dense, si longue, si monumentale qu'une prise de recul - plus ou moins importante - s'impose pour en percevoir les tenants, les aboutissants, les enjeux, la force, l'universalité. Il y a douze ans, Richard Linklater se lançait dans le projet de ce film fleuve - déjà auteur d'une autre oeuvre marquée par le long terme (la trilogie Before... qui s'étale sur vingt ans), il s'est au fur et à mesure des années caractérisé comme l'un des cinéastes expérimental les plus "grand public" de sa génération. Avec un planning de tournage de trois quatre jours par an, réparti sur plus d'une décennie, aucun doute qu'une telle ambition nécessitait énormément de patience, dans une industrie qui semble se presser de plus en plus. En suivant la jeunesse et l'adolescence d'un jeune garçon du Texas, Linklater pose sa caméra dans notre quotidien. Le seul moteur narratif, l'unique fil rouge de cette aventure c'est l'histoire de Mason, interprété par Ellar Coltrane qui, pendant cette décennie de cinéma, va grandir avec son personnage.
De tels ambitions, un tel risque technique, menaçait le film de se heurter à de multiples pièges - le sentimentalisme, l'habituelle et redondante morale Carpe Diem, l'absence d'enjeux scénaristiques (le film était effectivement écrit au fur et à mesure des années par Linklater). Mais Boyhood évite tout cela. Jamais tire-larme, subtil et habile dans sa manière de filmer le temps qui passe, usant d'ellipses à peine perceptibles, arrivant à capter l'instant présent sans jamais l'entacher d'un quelconque message archétypique - c'est juste, c'est tellement juste. Chaque seconde du film porte une odeur du passé, l'impression d'un souvenir anecdotique de l'enfance, comme on en possède tous. Des simples moments de bonheur et de malheur silencieux, du camping avec le père invisible jusqu'à l'épreuve d'un déménagement soudain - des briques, posées une à une, que le héros semble nous rapporter de sa mémoire, comme si ce dernier plan - magnifique - était l'occasion pour lui de se remémorer toutes ces années. Perdues ? Non. Juste quelques mètres derrière. Et cette chronique que Linklater conte avec un charme et une intelligence folle est un moment à la fois de dépaysement et de retrouvailles - impossible de ne pas retrouver une parcelle de soi chez Mason, sorte de figure universelle de chacun d'entre nous mais qui n'en demeure pas moins un personnage travaillé, attachant et parfois détestable, mais qui regorge d'humanité.
C'est avec une once de nostalgie qu'on en vient à se remémorer Boyhood - sur le moment cela ne semblait pas si génial, pourtant ? Les scènes nous reviennent en tête, comme si elles avaient rejoint nos propres souvenirs. Un passage qui n'avait rien de particulier lors de son visionnage mais qui nous hante, encore et encore, comme si l'on n'en avait pas assez profité. C'est avec classe et finesse que le film de Linklater vient remplir une certaine définition que l'on peut avoir du cinéma - fin des images, début du film. Comme si les impressionnantes 2h42 que dure Boyhood ne suffisaient pas, sa force et sa puissance reviennent vers nous de temps à autres dans les jours, les semaines qui suivent. Est-ce donc un film qui marque ? Pas au sens strict. Plutôt un film qui fait son effet après la fin du générique, laissant cette empreinte très profonde mais forgée sans prévenir.
Quelque part, Linklater fait beaucoup appel au ressenti de chacun, à une subjectivité qu'on a tendance à refouler - alors qu'elle est parfois l'essence même d'un film. Expérience au-delà de toute notation, aussi terre à terre et réaliste qu'elle est rêveuse - il semble alors impossible d'avoir pris assez de distance avec Boyhood pour prétendre en faire une analyse complète et irréprochable.
Annoncé comme le chef d'oeuvre de la décennie, il faudra du temps au film de Linklater pour acquérir complètement la réputation qu'il mérite, et encore plus à certains spectateurs pas forcément impressionnés au premier abord pour prendre conscience de la teneur de cet objet filmique à la fois unique et inimitable. Il n'y avait que Linklater pour réaliser un tel miracle, et il l'a fait. À l'heure où certains critiquent le manque de prise de risque du cinéma américain, Boyhood remet les pendules à l'heure et rappelle avec une maîtrise et une construction ô combien brillante que le Septième Art est encore loin d'avoir tout dit. Il fallait du courage, et ça a payé.