"Triplets ? How time flies."
Pour faire un bon film, il faut bien doser les ingrédients, ni trop, ni trop peu. Pour faire un film génial, ça pourrait être exactement le contraire. Brazil est le film de tous les superlatifs : trop fouillis, trop ambitieux, trop inventif, trop naïf, trop sombre, trop sérieux, trop parodique... Ça déborde de partout et c'est superbe. Brazil, c'est une œuvre mature et réfléchie qu'on aurait mis entre les mains d'un sale gosse facétieux. C'est une œuvre qui fourmille de références pour mieux s'en affranchir. On pourrait citer Metropolis, Vertigo, Don Quichotte... Chacune de ses comparaison serait pertinente et pourtant bien trop réductrice, incapables de donner une idée un tant soit peu précise de ce film-somme. La comparaison la plus évocatrice à mon sens serait d'évoquer Brazil comme un croisement entre Kafka et 1984. Pour un équivalent cinématographique, le mieux serait sans doute d'évoquer son petit frère, La Cité des Enfants Perdus, qui, de l'univers steampunk au thème des rêves, possède quantités de points communs ; mais il faudrait pour cela faire fi de toute la description d'une société totalitaire et absurde, soit un des aspects central du film.
Car, et c'est là la grande singularité du film, il brasse une quantité ahurissante de thèmes sans que pour autant l'un d'eux apparaisse comme superflu ou artificiellement traité. Il suffit de lire différents avis pour se rendre compte de la diversité des interprétations. Pourtant, Brazil n'a rien d'un film abstrait à la 2001, au contraire, il s'agit d'un film baroque, fait de bric et de brocs et dont l'histoire, bien que confuse au premier abord, peut parfaitement être suivie sans qu'il soit nécessaire de s'adonner à l'analyse filmique. De même la multiplicité des tons peut désarçonner, mais participe largement à l'universalité du film : comique, tragique, romantique, à la fois grotesque et grandiose, Brazil mélange tous les genres existants ou presque. On y retrouve l'influence des Monty Python, notamment celui du Sens de la Vie pour son humour absurde et grinçant, auquel Gilliam aurait rajouté une dimension dramatique qui en agrandirait encore la portée. D'ailleurs, à ce propos, le court-métrage qui ouvre le film (The Crimson Permanent Assurance, entièrement réalisé par Gilliam) est une véritable ébauche de Brazil, contenant en son sein la majeure partie des thèmes qui seront développés dans le film qui nous intéresse.
En outre, Brazil possède un univers désuet tout à fait charmant, s'accordant magnifiquement avec la photographie aujourd'hui un peu vieillie. A ce sujet, Gilliam montre une fois de plus qu'il est d'une inventivité extraordinaire (L'ordinateur-loupe ! Les tuyaux ! Les voitures !). Il en est de même pour les cadrages, audacieux et étonnants, et qui ne sont certainement pas pour rien pour cette impression de rythme trépidant, voire exténuant pour certain : sans temps morts, le film enchaîne les scènes d'anthologie, et le nombre d'informations à digérer simultanément est pour le moins ahurissant. Il faut dire que si l'univers est des plus riches, ni les personnages ni l'intrigue ne sont en reste, les premiers étant attachants, à la fois simples et profonds, et servis par des acteurs inspirés, quand la seconde est d'une rare efficacité, notamment grâce à un crescendo parfaitement maitrisé, aboutissant à une fin tout à fait exceptionnelle. Tous ces éléments étant développés en même temps, il n'y a dès lors rien d'étonnant à avoir cette impression de bordel généralisé, et cela encourage à voir et revoir le film, tant une quantité de détails peuvent nous échapper dans un premier temps.
Brazil s'inscrit ainsi comme l'aboutissement de la carrière de Gilliam, l'œuvre qui possède non seulement tous les thèmes, mais aussi tous les tons et toute l'inventivité de son auteur. S'il ne s'affranchit pas totalement de son héritage Monty-pythonien, il le transcende en faisant de son film un objet à la fois intemporel et dans l'air du temps. Je pourrais évoquer les nombreuses anecdotes de tournage, ou encore le conflit avec Universal, qui sera le premier d'une incessante succession de galères pour Terry, qu'on surnomme le réalisateur maudit. Mais l'essentiel n'est pas là. Brazil est une œuvre unique, folle et radicale. Le miracle, c'est qu'il s'agit aussi d'une œuvre accessible, pas facile, non, bien sûr, mais à la portée du plus grand nombre, pour peu que l'on ne soit pas effrayé par son statut d'œuvre culte et son style pour le moins unique.