Un dimanche d'octobre, la Roche sur Yon (Vendée) s'anime. C'est la huitième édition du Festival International du Film. Il offre aux Yonnais - qui d'après une étude prétendument sérieuse du CNC sont les Français les plus cinéphiles de France - l'heureux privilège de découvrir des films du monde entier avant les autres.
Privilégié je l'ai été, car cet après-midi d'octobre, terne et humide, mes yeux se sont éclairés à la lumière incandescente de ce chef d’œuvre signé Luca Guadagnino. Après trop de balbutiements, souvent séduisants mais parfois confus, le réalisateur italien nous confirme enfin qu'il est un maestro.
En 2007, André Aciman, l'écrivain d'origine égyptienne, et par ailleurs grand Proustien, nous livrait une chronique douce-amère de l’éveil sensuel d’un jeune homme. Dix ans après, Guadagnino porte à l’écran cette histoire, s’appuyant sur une adaptation de l’illustre James Ivory, reconnu par ses pairs pour ses fresques romantiques et historiques, telles que "Maurice" (1987) ou encore "Les Vestiges du Jour" (1993).
Nord de l’Italie. Nous sommes en 1983, dans une maison où s'entremêlent l'italien, le français, l'anglais et aussi l'allemand. Les livres ruissellent. Des notes de piano rythment souvent les jours et les soirs. Elio aime faire ses gammes en croisant ses compositeurs fétiches, Bach, Satie, Busoni, Liszt. Dehors, on entend les cris des amis, et des amis d'amis. Dans le jardin, les rires des cousins joueurs et voisines effrontées.
Nous sommes dans les alentours de Crema en Lombardie. La famille du jeune Elio (Timothée Chalamet), réservé mais pas sérieux - il a tout juste dix-sept ans - reçoit comme chaque été dans leur villégiature un étudiant étranger, thésard. Le père d’Elio (Michael Stuhlbarg), lui-même professeur d’université, et sa mère (Amira Casar), franco-italienne, aiment prendre sous leurs ailes bienveillantes des étudiants prometteurs.
Cet été, dans ce havre irréel, pictural, Oliver (Armie Hammer), américain charmeur et désinvolte, fait son entrée dans cette petite société. Elio qui s'éprenait de sa petite voisine Marzia (Esther Garrel), regarde d'un mauvais œil l'arrivée de cet insolent personnage. La fébrile hostilité des débuts laisse place à "une belle amitié". Elio va peu à peu se consumer pour Oliver...
Luca Guadagnino nous illustre une palette d'émotions qui terversent le jeune Elio. Dans cette aquarelle s'entremêlent le désir et la peur, l'éveil à la sensualité et la pudeur, la maladresse... Le premier amour et son lot de souffrances.
Le réalisateur en profite pour rendre hommage à ses maîtres : Rohmer, Hou Hsiao Hsien, Jean Vigo ("l'Atalante"), Rossellini ("Voyage en Italie"), Jean Renoir ("Partie de Campagne") et surtout Maurice Pialat avec "A Nos Amours". La morbidité de l'amour est d'ailleurs aussi un thème de "Vertigo". Enfin Guadagnino fait aussi un clin d’œil cocasse à un autre de ses maîtres, Philippe Garrel, en faisant réciter à Esther, sa fille qui joue dans le film, les derniers mots de "J'entend plus la guitare" (1991).
Attention, s'ils sont nombreux, ces hommages ne font que jalonner une oeuvre totalement maîtrisée. Guadagnino aime ses acteurs, il les désire et les dirigent avec subtilité et relief. Cela se voit à l'écran. Tous, leurs interprétations sont impressionnantes de justesse et d'humanité. Une mention spéciale pour Thimothée, ce franco-américain qui se révèle être un véritable espoir pour le cinéma.
Aussi, les décors sont sublimes, charmants, bucoliques.L'esprit des années 1980 est fidèlement reconstitué. Le film est tourné dans la région où le réalisateur vit actuellement. Guadagnino connaît bien l'âme des lieux, il y projette ses souvenirs lui aussi, peut-être.
D'ailleurs ce cosmopolitisme, ce jonglage de langues chez Elio, Guadagnino l'a connu lui aussi. Né de père italien, de mère algérienne, il a grandit au Maroc, en Ethiopie et est devenu, comme ses personnages et ses acteurs, polyglotte.
Le mixage et la photographie du Thaïlandais Sayombhu Mukdeeprom subliment la sensualité et le désir, des thèmes déjà magistralement dépeints dans les précédents films de Guadagnino. La bande son est magistralement orchestrée, alternant classiques des eighties italiennes et sonates pour piano. Toutefois le réalisateur italien a laissé le soin au grand auteur-compositeur-interprète américain, Sufjan Stevens de composer trois musiques originales. Leurs notes et les paroles poétiques sont empreintes à la fois de la mélancolie et de la candeur d'Elio. Dans le titre Futile Devices, d'une voix mystérieuse, Stevens chante : "It's been a long, long time since I've memorized your face, It's been four hours now since I've wandered through your place, and when I sleep on your couch, I feel very safe, and when you bring the blankets I cover up my face, I do love you"
Le livre d'Aciman était un récit à la première personne. Elio, plus âgé, nous livrait ses souvenirs de ce premier amour. Dans son adaptation, on ne le saisit pas tout de suite, mais un narrateur est aussi présent. Je n'en ai pris conscience que lorsque j'ai écouté a posteriori les titres de la bande son. Sufjan Stevens est le narrateur de ce film. D'une sa voix suave, presque enchanteresse, son verbe omniscient devient un écho, sublime et poignant, de cette histoire.
"Les lecteurs se cachent derrière un masque. Ils cachent ce qu'ils sont réellement. Les gens qui se cachent n'aiment pas toujours qui ils sont..." dit à Elio l'éconduite Marzia.
A un autre moment du film, Elio, sous les traits de Thimothée, se livre à nu, face caméra, pendant de longues minutes. Sur sa chemise imprimée, une foule de visages aux traits cocteauesques s'enchevêtrent. Dans les yeux humides d'Elio se reflètent nos propres souvenirs de nos histoires d'amour et de désirs juvéniles...