Bon. Ça va être compliqué.
Spoilers pas complets, mais assez lourds. Soyez prévenus.
Déjà, soyons clair sur ce que le film n’est pas. Il n’est pas, fondamentalement, une mauvaise idée ou un contre-sens. Le film d’horreur est en général assez susceptible à la réinterprétation, Clive Barker est une manne assez inépuisable. Quant au fait de donner à des créatifs afro-américains une chance de (ré-)écrire un des seuls films de genre des années 80-90 qui s’intéressait à la question de la race, c’est pas du politiquement correct woke, c’est du bon sens pur et simple, ne serait-ce que parce que la filmo de Jordan Peele tabasse. Et oui – parce que maintenant, devant les torrents de mauvaise foi qu’on peut lire sur internet, il semble nécessaire d’enfoncer cette porte ouverte – le Candyman originel de Bernard Rose est un film politique. Pas besoin de justifier ça, c’est évident.
Le problème de cette nouvelle mouture, c’est qu’elle ne semble pas avoir assimilé que ce n’était pas SEULEMENT un film politique. Mais n’anticipons pas …
Deuxième point : ceci n’est pas un film de Jordan Peele. Jordan Peele a écrit le scénario, mais il a été rejoint dans cette tâche par la réalisatrice du film, Nia DaCosta. C’est pas juste de la pédanterie, c’est un vrai point d’intérêt – il y a quelque chose de fascinant dans cette façon qu’a Jordan Peele de favoriser la création d’œuvres qui sont visuellement et scénaristiquement distinctes de ses propres métrages, mais qui ont néanmoins une vraie continuité, une coexistence avec sa filmographie. Notamment sur ce qui est la problématique centrale de ses films, la parole, la communication – ici ce nom innommable de Candyman, ce « say the Name », qui, lorsqu’il est prononcé, ouvre la porte au surnaturel. Il convient aussi de marquer la distinction avec Peele au niveau visuel, non seulement parce que le film ne partage pas vraiment son style de réalisation (il y a un côté très symétrique, très froid, pas désagréable mais à mille lieues de l’espèce de foisonnement structurel de US) – mais aussi parce qu’il est souvent très bien réalisé et qu’il convient de rendre à César ce qui appartient à Black Caesar. Les plans du générique d’ouverture qui répondent à celui du film de Rose, la façon de filmer la police, les séquences d’animation … surtout ce magnifique moment de scène de meurtre filmé à grande distance, enfermé dans l’architecture moderniste gentrifiée, qui porte toute l’essence du film. Dommage que DaCosta ait été immédiatement accaparée par Marvel pour aller tourner de la propagande américaine à saveur vaguement féministe (lire : Captain Marvel 2), étant donné que le film montre un vrai talent créatif.
Troisième point : ceci n’est pas un film qui ne devrait pas être rejeté à cause de la mode des suites/remakes qui traversent le cinéma. C’est une mode franchement légitime, et je défendrais Halloween 2018 jusqu’au bout de la terre, c’est un film que j’aime plus que raison.
Quatrième point : ceci n’est pas un film avec Tony Todd dedans. Et que Tony Todd ne se pointe que pour une seule ligne de dialogue, c’est un crime contre le bon goût cinématographique. Ce qui est somme toute une critique assez mineure qui fait très fanboy frustré sur internet, certes – mais le Candyman de Todd est une des meilleures performances de l’histoire du cinéma d’horreur, et le fait qu’ils n’aient pas davantage exploité cette manne incroyable est un beau gâchis (et oui, aussi un choix courageux et appréciable).
Ceci étant posé, qu’est-ce que ce film essaye de nous dire ?
Beaucoup de choses. Beaucoup trop de choses. Et en même temps, paradoxalement, beaucoup trop peu. L’impression qui domine immédiatement, c’est le foisonnement du scénario. Encore que le terme soit bien trop gentil. « Foutraque » semble plus approprié. On sent, à plein nez, à trois kilomètres, le script non seulement écrit à quatre mains, mais qui a été remanié quinze fois, où on a essayé de beaucoup trop en faire, où on a ajouté, puis excisé des intrigues entières, et qui est maintenant une espèce de patchwork en équilibre instable. Par exemple : qu’est-ce que les scènes sur le père du personnage de Brianna nous apprennent ? Son père a été pris de folie, s’est tué – mais où est-ce que ça nous mène ? Je suis sur qu’il y avait une résolution à cet arc à un moment du processus créatif, mais force est de constater que, pour réduire le film à une digeste heure et demi, ils ont bazardé des moments-clés par la fenêtre. Et – ce qui rend le tout beaucoup moins excusables – ils en ont aussi gardé des complètement inutiles : voir cette scène de massacre dans les toilettes d’un lycée, d’une bêtise assez affligeante, qui n’a aucun intérêt si ce n’est injecter un peu de slasher bas du front dans la tambouille. Les tripes font vendre.
Devant une structure aussi branlante, le principal moyen dont dispose le film pour nous communiquer ses idées, c’est, essentiellement, la leçon. Et c’est là qu’on s’aventure sur un terrain glissant. Je me rends bien compte que la première critique que les connards de toute obédience adressent à un film qui n’a pas été réalisé par un mec cishet blanc, c’est « oui mais c’est prêchi-prêcha, faites moins de politique et plus de mise en scène », et caetera, vous voyez le refrain. Je suis sûr qu’il y a plein de gens qui ont lancé de telles accusations devant Get Out – et je m’inscris complètement en faux à ce moment. Get Out est un film qui a des limites (je le trouve très inférieur à US, qui pour le coup est assez incroyable), mais qui est d’une intelligence rare lorsqu’il s’agit de communiquer un message : l’intrigue, les choix visuels, la symbolique – tout fonctionne en harmonie pour livrer un tout cohérent oui, mais surtout organique. Un cran en-dessous sur l’échelle du film de genre politique, je pourrais produire comme exemple Titane, de Ducourneau, comme je l’ai déjà dit par-là : on perd déjà beaucoup dans le côté organique. Les personnages sont plus concepts que vrais êtres humains, et le cœur du film, c’est d’exposer plutôt que d’expliquer, de représenter plutôt que de rêver (ou cauchemarder !). Mais on ne peut pas enlever à Titane que même s’il creuse son sillon parfois un peu laborieusement, il le fait à travers sa mise en scène (par ailleurs assez géniale) – s’il prend parfois des allures didactiques, c’est une dissertation de génie, à la force visuelle inaltérable, s’intéressant à des problématiques réellement originales.
Descendons encore quelques barreaux, et on arrive au bas de l’échelle. Candyman 2021. Là, nous sommes dans la dissertation, pure et dure. Une dissertation qui a pour sujet le Candyman de Rose. Un film qui passe donc son temps, scène après scène, à nous expliquer le sous-texte du film dont il est tiré. Et – admettons-le – il réussit parfois à faire marcher cette idée peu convaincante. Par exemple, tout ce concept de la « Ruche », de Candyman comme une entité plurielle, qui assimile toutes les tragédies de l’histoire noire. C’est, au fond, tout simplement une extension de choses qui étaient déjà dans le film de Rose (cf. cette scène où Helen trouve une barre de chocolat avec une lame dedans) : mais qui est présentée d’une façon créative et profondément originale. Point de tel salut, en revanche, dans les interminables séquences qui expliquent au spectateur comment marche la gentrification, ou les traumatismes générationnels, ou la gentrification, ou les luttes des artistes de la contre-culture, ou la gentrification (il y a TELLEMENT de scènes sur la gentrification, nom de Dieu). Le film s’explique, s’explique … mais que raconte-t-il, au final ? Pas grand-chose.
… Pas grand-chose, parce qu’il n’a pas d’enjeux qui lui sont réellement propres. Les personnages sont creux, artificiels, de simples bouches pour la déclamation rituelle de la litanie du scénario, malgré des acteurs qui se donnent à fond (mention spéciale à Colman Domingo en gérant de laverie un peu creepy). DaCosta et Peele semblent rater que l’un des aspects les plus mémorables du premier film était sa puissance en tant que romance, avec la relation perverse et magnifique entre Helen et Candyman. La relation entre le monstre et le héros, entre répulsion et fascination, c’est après tout un thème fondamental de l’œuvre de Cliver Barker (The Hellbound Heart, et donc Hellraiser, ne racontent pas autre chose) – et avec un héros noir, le film avait ample manière à faire quelque chose de très riche et complexe. Mais le fait est, le film ne s’intéresse à aucun personnage qui n’est pas Candyman, ou l’idée de Candyman – toutes les figures d’identification sont soit subsumées dans le mythe, ou finissent comme témoins impuissants et passifs d’une histoire circulaire.
… Pas grand-chose, parce qu’il n’a aucune ambiguïté. Le personnage de Candyman lui-même devient une espèce de symbole passif, presque sympathique au fond – ce qui n’est pas moralement répréhensible, mais tellement moins intéressant que la nuance d’un Tony Todd, avec lequel on ne sait jamais sur quel pied danser, à la fois martyre et démon. Il suffit de voir ce qu’ils font d’Helen, qui est presque présentée comme une sainte dans le dernier flashback du film : alors que tout le propos de la fin du premier film est qu’Helen, justement, en tombant dans le domaine du mythe, devient elle aussi monstrueuse. Ici, la séparation entre les bons et les méchants est, finalement, presque limpide, malgré la tentative occasionnelle de compliquer les choses (le propos sur la gentrification amène quand même quelques scènes où la supériorité morale des héros en prend un peu pour son grade, ce qui fait plaisir, mais c’est mineur). Le personnage de Colman Domingo, qui devrait justement porter toute l’ambiguïté du film, est particulièrement victime de ce côté simpliste – ses motivations sont à peine explorées, et, après cette séquence de service religieux (la meilleure du film, qui retrouve le côté viscéralement dérangeant de l’original), il se contente juste d’agir comme un cinglé et d’en faire des kilos sans que l’on traite ses propos, son idéologie, avec ne serait-ce qu’un tantinet de sérieux.
… Pas grand-chose, parce qu’il n’a, au final, aucun sens de l’horreur. Le film de Rose, est, encore aujourd’hui, profondément inconfortable. Il y a quelque chose, une tension, une conscience d’un mal qui vous guette à travers la pellicule. DaCosta n’aurait probablement jamais retrouvé cette magie, produit d’une pure chance, d’un concours de circonstances – mais peut-être aurait-elle pu essayer un peu plus fort. L’horreur du premier film était dérangeante de par là même qu’elle était poétique, romantique – une poésie noire qui vous happait et vous emportait. Ici, tout est linéairement exposé. Le gore est là, efficace (et souvent un peu gratuit). Il y a des tueries, correctes (et complètement inutiles au scénario). Mais de frisson ? Point.
… Pas grand-chose, parce que son propos n’est au final même pas si original que ça. Le Candyman de Rose, Get Out, Us, Titane – tous les films que j’ai cités ici peuvent être crédités pour avoir posé des jalons, plus ou moins tâtonnants. Mais ici ? On a déjà construit sur Cabrini Green. Le terrain a été bétonné – y compris par Peele. Retourner sur les fondations est un exercice nostalgique, mais vain.
Il n’est pas difficile d’apprécier le Candyman de 2021. C’est un beau geste, et, malgré tout le sucre que je lui ai cassé sur le dos, je suis content qu’il existe : une tentative de réactualiser le mythe était non seulement souhaitable, mais nécessaire, vu le contexte politique mondial. Et on ne peut pas nier son savoir-faire, au niveau de la mise en scène et des acteurs. Mais il reste, et restera, une note en bas de la page d’un grand film.
Je vous quitte en liant le morceau « Say the Name », du groupe clipping. – qui est, force est de constater, un bien meilleur reboot de Candyman que celui-ci.
“Blood on thе rust, God bless the red
Earth, the dead man walks the tongue bridge
Abridged the time-space, the boot, the concrete
The project undone, they juking
Made you look, you can't see it, the mob built the walls
The streets, it bleed sweet syrup, the bees love it (…)
Candlesticks in the dark, visions of bodies being burned.
Candlesticks in the dark, visions of bodies being burned
Candlesticks in the dark, visions of bodies being burned.”