Il n’y a pas à dire, il y a dans le cinéma de Samuel Benchetrit un autre regard.
On le sent tout de suite. Dès le début.
Il tient dans l’amour des petites choses. Dans la beauté de ce qui semble pourtant anodin.
La courbe étrange d’une tige rouillée. Un sac plastique dansant dans le vent. La nuance de lumière et de bleus. Sac. Mer. Ciel. Typo.
Même quand ça semble, usé, dépassé, vieilli, dépouillé… Ça reste beau. Ça l’est peut-être même plus que tout le reste.
Au fond tout tient à la manière dont on sait regarder les choses…
…Et Samuel Benchetrit est de ces auteurs qui savent nous amener à regarder.
Difficile en abordant cette musique de ne pas penser à son lointain rêve de gangster.
Le cadre est atypique. La photo aussi. Mais c’est justement pour mieux nous apprendre à regarder les choses selon au autre œil.
Ce format carte-postale et ces cadres fixes ont des allures de photos ornant les guéridons et autres tables de nuit. Elles sont des souvenirs d’êtres chers en train de poser près de leur voiture, laquelle s’encastrant tout juste entre les deux largeurs.
La voiture n’a rien de luxueuse. Les personnes n’ont rien de notables. Mais parce que ces gens comptent et parce que cette voiture est pétrie de souvenirs passés à l’intérieur à écouter du Bashung et du Voulzy, tous apparaissent dès lors aimables et précieux, au point que même les vrombissements du vieux moteur deviennent une mélodie qu’il convient de capturer et de retranscrire avec soin.
Il n’y a rien de réel au fond dans cette peinture de vieux loubards et de jeunes paumés, mais par contre il y a beaucoup de vrai.
Il y a du vrai dans cet amour porté.
L’amour porté par ces deux gros ventripotents qui sont prêts à stranguler des adolescentes juste pour faire le bonheur d’une gosse qu’on a connu depuis les premiers jours.
L’amour du gros-bras prêt à s’inscrire en poésie pour aborder une jolie et jeune caissière qu’il ne connait même pas.
L’amour de l’homme de main prêt à quelques crimes pour rester auprès de cette énigmatique femme parlant toute seule à son castor empaillé.
Or, là où la démarche de Benchetrit a ceci de revigorant, c’est dans ce jeu de contrastes qu’il mobilise à l’envie pour maintenir son film en équilibre entre absurdité et sincérité.
Contrastes entre les haches qu’on sort des coffres et les jolis poèmes raturés, entre les ceinturons qu’on serre autour des cous et les répétitions maladroites mais enjouées, entre les règlements de compte à coup de fusils et le Grand-Guignol avec lequel ils sont exécutés…
Mais contraste aussi par les ellipses radicales, par cette photographie trop lumineuse pour de telles lieux, ou par ces identités oxymoresques des plus singulières : le vieux loubard, la parrain cœur-tendre, Simone de Beauvoir en comédie musicale…
Personne dans cette fable ne pourrait exister en vrai…
…Et pourtant, dans le film, ils existent tous bien.
Ils existent tous bien parce qu’on a envie qu’ils puissent exister, ou pour être plus exact on aime à se dire que derrière les apparences, il y a toujours de la tendresse quelque-part…
…Partout.
Et même s’il est vrai qu’à ce petit jeu cette musique n’est pas exempte de quelques fausses notes, entre quelques farces un peu faciles et répétitives et une Valéria Bruni-Tedeschi certes talentueuse mais pas au point de savoir effacer cette préciosité qui lui est propre et qui s’avère totalement hors-sujet, globalement on peut malgré tout être tenté de n’y voir (comme moi) que quelques maladresses dans une pièce de théâtre généreuse et touchante.
Car de tout ce spectacle, moi, c’est justement cela que j’ai décidé de retenir : cette envie de montrer la beauté qu’on ne sait pas voir ailleurs.
Les alexandrins qui savent surgir du cœur d’un casseur de bras.
Les liens admirables qui ont conduit à unir un vieux docker rugueux au rejeton d’un dieu grec.
La projection d’une femme fluette vers un rêve émancipateur dans lequel enfin « la femme devient ».
Il y a en chacune de ces personnes et en chacun de ces endroits des instants de beauté qui ne sont pas vus, tels une belle mélodie qui résonne sur une station perdue et que peu de gens prennent la peine d’écouter.
Mais sans personne pour la voir ou l’écouter, cette beauté peut-être seulement prétendre à exister ?
Face à cette question, armant la pompe de son fusil, Samuel Benchetrit nous explique que oui.
Et moi je suis souvent d’accord avec les gens qui ont des fusils.
…Surtout quand ceux-ci ont des arguments aussi percutants et aboutis.
Alors oui. Je le dis. La musique est jolie.
Et merci à Samuel Benchetrit de nous l’avoir rappelé ainsi…