La pluie, je mens (pour un peu je trempais... histoire d'eau)

«Vous n'êtes rien, qu'une ombre sur un écran (you're nothing but a shadow on film)» , Kathy Shelden à Don Lockwood.


Bon, imaginez vous un film de 1952



  • Réalisé par un cinéaste non confirmé, presque débutant...

  • Le producteur est également le compositeur, mais n'a qu'un seul vrai tube, il va d'ailleurs se permettre de piquer une chanson de Cole Porter pour l'une des scènes du film, «Be a clown», très bon moment du merveilleux The pirate, de Vincente Minnelli avec Gene Kelly (1948). Dans un autre film de Minelli avec Gene Kelly, on s'était à 100% basé sur la musique de... l'immense Gershwin (Un Américain à Paris, 1951), monument disparu en 37, mais là non, c'est les compos du producteur, Arthur Freed, entendues dans diverses productions des années 30, qui sont à l'honneur, pourquoi se gênerait-il ? Donc pour les musiques on ne sera pas du tout à la hauteur de An american in Paris, je te dis pas si on se mettait à comparer avec le Bernstein du futur West side story, etc...
    Ah oui, d'ailleurs, aucun «musical» de broadway ne s'était appelé «singing in the rain», donc on a remonté toute une histoire, pas une histoire d'eau, non, une histoire de son et de nouvelles techniques arrivant dans le monde du cinéma en 28-29, le parlant, voilà voilà.

  • Si vous ne trouvez pas cela assez tordu et auto-référencé, on va placer au milieu du film des sortes de scènes de rêve, avec une femme fatale qui débarque d'on ne sais où, or le héros du film semble avoir une sacrée attirance pour elle, qui est si différente de la petite nana mignonne, sympa et bosseuse, dont on croyait pourtant le voir tomber peu à peu amoureux depuis le début du film, avec chansons guimauve et tout.

  • Mais surtout c'est un film de mensonges : tout le monde va mentir sans cesse, sauf peut-être, entre eux, les trois artistes arrivistes que l'on voit devant nous construire un film qu'on ne verra jamais, tout de même basé sur des subterfuges. A la fin quand on révèle au public qu'il a été l'objet d'un grand trucage, le public applaudit et en redemande! Heu...


Imaginez... je pourrais continuer, mais vous le savez, qu'en réalité ce film est un chef d’œuvre, qui vous fera sourire et chanter, danser vous aussi sous la pluie certains jours, et vous passionner pour la force de cette comédie musicale, qui selon moi arrive à en dire plus sur le processus de création, que tous les biopic de peintres, écrivaines et vains, musiciennes et ciens... en dire autant peut être que Ratatouille (2007).


Stanley Donen à la réalisation, c'est l'intelligence et la danse faites cinéaste : une lucidité que l'on verra ré apparaître dans d'autres de ses films, proclame effectivement durant les 102 minutes de S I T R, que bidouiller et mentir sont les bases de la séduction, que la fiction et l'illusion sont non pas des artifices mais des outils pour parvenir à donner, parvenir à la générosité, et même au bonheur. Proclame que savoir le vrai n'est pas un grand enjeu, mieux vaut savoir inventer, savoir faire. La technè supérieure à l'epistémè, nous voilà chez des modernes, des vrais ! Et par politesse, Donen va être totalement cohérent : son film est parfait en finition, en méthode, ce qui lui permet d'imposer tout ce qu'il désire donner, y compris les décors à la Dali/Tanguy des scènes de fantasme avec la femme en vert (Cyd Charisse grande danseuse... mais quelle est la signification de son personnage, en dehors d'un hommage possible au Loulou de Pabst, et d'une personnification un peu misogyne de la femme fatale ? Eclairez moi s'il vous plait !).


On est bien sûr dans une direction artistique de Cedric Gibbons, l'homme aux 11 oscars, l'homme DES oscars ! Alors c'est riche et ça claque, on penserait presque que Donen fait déjà un hommage à Minnelli ! Mais chantons sous la pluie, c'est aussi le boulot du duo Betty Comden + Adolph Green au scénario (vous savez, ceux qui vont ensuite se mettre en scène dans The Bandwagon, joués par Nanette Fabray et Oscar Levant!), dont la complicité répond à celle du duo Kelly + Donen. Ils se permettent de raconter leur passé bohème (car dans ce film en réalité tout MGM a le droit de parler de son passé, il y a du vécu dans plein de situations, par exemple les anecdotes sur le passage du muet au parlant sont collectées, ou étaient contées sur les plateaux... donc le mensonge ne «règne» pas tant que je l'ai affirmé, même si conter c'est déformer) et d'évoquer la construction d'un film, qui vous mange votre sommeil mais vous laisse euphorique au point de shooter dans les flaques d'eau. Good morning ! Le rythme de leur scénario, celui d'une comédie, est horloger.


La séduction de Gene Kelly, ses danses, l'empathie qu'il provoque si souvent dans tant de films, sont plus fortes que jamais, peut-être dues à une saine émulation avec Donald O'Connor, lui aussi dans un sommet de sympathie et de virtuosité. Eh oui, la chanson «Make'em laugh» est un remake de «Be a clown», Porter aura la classe de ne faire aucun procès, mais fait on un procès à votre copain devenu l'un des plus grands producteurs de la MGM lorsqu'on est plus «que» Cole Porter le grand compositeur ?


Debbie Reynolds est bien sûr très vivante et parfaite pour le rôle, notons qu'on ne la verra bien sûr jamais en face de... Cyd Charisse ! Mais la plus indispensable n'est-elle pas aussi la plus drôle ? J'ai nommé Jean Hagen, Lina «I caiiiiiinte» Lamont !!!!! Nombre d'entre vous savent déjà que, mise en abîme s'il en est, c'est elle qui... chante à la place de D Reynolds les chansons entendues dans le film ! Une immense professionnelle, aperçue également (et également parfaite) dans Adam's rib (Madame porte la culotte, Cukor 1949) et Asphalt jungle (Quand la ville dort, Huston 1950). Ici elle joue la débile, en rajoute, on l'adore au point de ne pas la trouver vraiment antipathique dans les moments où elle va tenter des coups bas envers Kathy/Debbie, car c'est la grande perdante et on la voit vivre les derniers feux de sa célébrité devant nous, nombre de vedettes du muet ont subi ce sort malheureux.


Il y a une jolie histoire d'amour, mais on s'en fiche un peu : on a la plus grande déclaration d'amour pour le cinéma (depuis Sunset boulevard, et jusqu'à La nuit Américaine, c'est tout dire!), que tout cinéphile se doit de vénérer et de revoir, ébahi. Et interrogatif : dans ta vie, c'est qui ou quoi, la femme en vert ?


Alors j'ai mis 10.

RémiBienvenu
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le 2 mars 2020

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Rémi Bienvenu

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