Génie et génie vrai. Car il incombe à toute époque ses propres infuseurs de découvertes ex nihilo tel qu'en leurs temps les polymathes eurent à générer de nouveaux supports ; Léonard de Vinci apparaissait comme un atout divin polymorphe et spontané, présenté comme supranaturel, mais dont l'autopsie aurait révélé une causalité bien moins céleste - une explication toute aussi polymorphe que la présupposée : du réemploi des aïeuls Francesco di Giorgio Martini, de l'esquisse dilettante, enfin de la construction posthume populaire a posteriori du fait de l'émerveillement contemporain ; autant des conditions sine qua non quant à l'attribution du rôle de génie, rôle attribué par simple contraste entre les dispositions cognitives du sujet et celles des attributeurs.


Pourtant, à toute époque, chacun des génies ne s'est adonné à autre tâche qu'une efficiente articulation des connaissances déjà formalisées, ce que verbalise Bernard de Chartres, dans une démarche qu'emprunte la méthode scientifique. Ce n'est donc autre que le joug populaire qui identifie ladite articulation, la juge par compréhensibilité instantanée, la tri au fil du temps par praticité et potentiel, selon un mécanisme peu différent que celui de la sélection naturelle. Ce qui plaît demeure pour conforter et réconforter, ce qui déplait demeure pour baliser et positionner, et tout ce qui indiffère ne demeure pas.


Est-il raisonnable d'apprécier un mécanisme aussi indélicat dans la sélection des items au travers les âges ? Car, même si ce sont les pairs qui sont les plus légitimes dans la sélection, ces mêmes pairs ne le sont que par reconnaissance indirecte des non-pairs qui, par la voie conséquentialiste sociétale, les font entretenir indirectement par leur travail. Si un individu persiste, c'est que l'ensemble des autres le font persister indirectement. Le pair du génie persiste, car des non-pairs le font persister. Les non-pairs élisent des pairs, les pairs élisent le génie.


Le mécanisme populaire dans l'attribution des rôles génère un biais de sélection qui amène à privilégier les items directement (par les non-pairs et les pairs) ou indirectement (par les pairs uniquement) compréhensibles. Or, c'est bien par définition que le vrai génie n'est pas compréhensible. Le vrai génie implique une infusion parfaite d'une nouveauté réemployable qu'a posteriori et rend impossible la construction posthume populaire. Dans cette configuration, pas même les pairs les plus proches ne peuvent attribuer le rôle de génie car il ne leur est identifiable sous aucune de ses expressions. Le vrai génie ne peut que indifférer. Le génie dans le sens commun a donc, parce qu'il est directement ou indirectement attribué par le joug populaire, une définition utilitariste. Ce qui est identifié comme génie est donc un génie utile, utile dans le sens de générer des unités de bien-être supplémentaires pour une partie des individus qui composent une société. Descartes et Poincaré sont identifiés comme des génies par le joug populaire parce qu'ils sont utilisés par des pairs contemporains puis, du fait de la sélection induite, indirectement par des pairs d'aujourd'hui.


Et c’est uniquement au service d’un accord commun et tacite, que l’on en vient à admirer ceux qu’il faut admirer, envers lesquels le témoignage d’une gratitude vibre d’une teinte plus de devoir que de droit. D’une entente générale, dont la masse du peuple en est la principale force cinétique, une forme d’inertie de pensée résulte et entraîne dans son flot tous les esprits légers enclins davantage au suivi des autres qu’à l’aguerrissement du soi. Sans les autres, c’est bien une guerre qui est conduite par l’esprit envers lui-même, car souvent ces esprits-là sont eux-mêmes alourdis, contraints d’une pesanteur tourbillonnante qui leur faut dompter pour en exploiter le potentiel ; à la même façon qu’un instrumentaliste se force de lutter contre de mauvais réflexes pour dompter la matière et en générer les harmoniques souhaitées. La prodigieuse complexité de la vibration acoustique est en bien des lieux similaire à celle de l’esprit ; dès lors qu’il n’apparaît pas naturel de lutter contre des ordre a priori inaltérables et indomptables alors qu’avec la force du travail, en réalité, toute chose finie par se soumettre à la volonté de l’instrumentaliste. Ces choses sont les choses extérieures à l’instrumentaliste, soit l’instrument, mais aussi l’instrumentaliste lui-même. Celui-ci réemploi à ses fins la matière et lui-même, et il en provoque des vibrations, parfois jusqu’à l’excellence, parfois même jusqu’à la perfection.


Par définition, le travail est une lutte contre les mauvais réflexes et nécessite un aguerrissement. Inversement, ce qui ne nécessite pas de lutte, ne peut être vu comme un travail. L’inertie de la société contemporaine, par le fait qu’elle a conduit à une individuation générale, exacerbe les tendances. Les messages ainsi moyennés s’auto-alimentent par rétroaction. Le danger est de lisser les aspérités et d’entraver les dissonances et les sonorités extraordinaires. Par cette fatalité collective, c’est donc une double lutte à laquelle, de nos jours, doit se soumettre l’esprit lourd. La première est la lutte intemporelle contre les mauvais réflexes. La deuxième est une lutte nouvelle ; celle contre la tendance et le flot. Les individus autrefois particulaires sont aujourd’hui agrégés, interconnectés, se conforment les uns avec les autres, et à terme se renforcent.

SirdeWibengrad
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le 7 mai 2024

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