Civil War n’est pas un film sur la politique.
Un film politique, oui (c’est une lapalissade – quel film échappe à la politique?). Mais malgré son titre, malgré la façon évidente qu’il a de jouer avec des enjeux aussi brûlants que contemporains, ce n’est pas un film sur la politique : pas une satire d’un état américain toujours plus divisé, pas un constat sur l’essor croissant de la guerre à l’aube des années 2020, et certainement pas un plaidoyer pour la paix. On lui a reproché ce que d’aucuns ont vu comme une neutralité lâche. Alex Garland n’a pas arrangé les choses, en remplissant toutes ses interviews de clichés apolitiques tellement énormes que c’est à se demander si toute sa stratégie de com’ n’était pas qu’une immense provocation en forme de performance artistique. Sur un point au moins, il a eu raison : un film n’a pas pour obligation de se conformer à un récit attendu, à donner un contenu idéologique clair et évident. Et force est de constater que Civil War est tout sauf un film évident – une surprise, assurément, après Men, son précédent et pire film, qui était laborieux à l’extrême dans la surexplicitation constante d’un propos pourtant d’une banalité affligeante.
Ce refus de donner au politique un contenu fait pleinement partie de la stratégie de mise en scène du film, au demeurant. Tout est égal, indifférent, à la même distance. Deux soldats, qu’on devine être dans des camps différents, arborent tous deux de petits accessoires rigolos – cheveux multicolores ou lunettes teintées. Le groupe de journalistes représente une certaine diversité, on tendrait à les lier à des idéaux progressistes, et pourtant, un des premiers exemples de « journalisme de guerre » que l’on nous offre sont des images de notre monde réel, filmées par le polémiste d’extrême-droite Andy Ngo. Les états de Californie et du Texas s’allient, inexplicablement, malgré toutes leurs réelles divergences. La ville de Charlottesville joue un rôle important : à la fois symbole de la guerre de Sécession et lieu d’un rally meurtrier des Nazis américains après l’élection de Trump – le film ne fait pas référence à ces évènements, ne les encode pas visuellement dans le film, ne privilégie pas une lecture plutôt qu’une autre : ils sont remixés, mêlés à la matière même du film, sourds, indistincts. La scène-clé du film, à ce titre, est évidemment cette confrontation avec le soldat meurtrier joué par Jesse Plemons : qu’est-ce qui fait d’un américain un américain ? Qu’est-ce qui fait que la vie d’un Chinois a moins de valeur que celle d’un Américain ? Le caprice du moment, l’arbitraire d’un petit chef. Tout et rien : la violence est sa propre justification, et les Etats-Unis ne sont qu’un bloc de cette violence, sédimentée en couches d’histoires et d’idéologies, qui parfois, se prend pour un pays.
C’est ici qu’intervient l’interprétation dominante du film, qui a été peut-être la mieux explicitée par le critique Siddhant Adlakha : Civil War serait un film qui traite les Etats-Unis comme eux-mêmes traitent les autres pays. Qui leur renvoie un regard condescendant, purement ahistorique, peignant un pays sans histoire, sans culture, sans identité, qui n’est défini et ne peut être défini que par la violence. C’est une thèse que l’on peut raisonnablement défendre : les scènes où Kirsten Dunst rêve des atrocités dont elle a pu être témoin sur d’autres continents, en particulier, étayent cette lecture. Garland voudrait donc mettre les journalistes de guerre, le commentariat et les élites en général, face à leurs propres contradictions, face à leur complicité dans la construction de discours racistes et colonialistes.
Le problème – Civil War n’est pas non plus un film sur le journalisme de guerre.
D’authentiques journalistes de guerre en ont dit autant. Il ne traite aucunement la profession et sa pratique avec réalisme. Il emprunte, sans aucun doute, la structure d’un film célébrant le journalisme : mais en oubliant de le célébrer au passage. Les héros du film n’ont pas vraiment de convictions, juste des objectifs : leurs discours se focalisent presque toujours sur l’aspect pratico-pratique de leur voyage. On compare les appareils photos comme on comparerait des flingues et des épées dans un film d’action reaganien. Ils semblent même prendre une espèce de plaisir pervers à se mettre en danger : les hurlements de joie de Wagner Moura, ou cette scène où la jeune Jessie saute d’une voiture à une autre, simplement en quête d’adrénaline. Pour autant, il n’y aucun commentaire moralisateur sur ces pratiques – ni non plus un effort fait pour les rattacher à des faits existants, à des dérives plus ou moins avérées du journalisme de guerre. S’il empreinte beaucoup, par exemple, aux films de guerre de Kathryn Bigelow, il se tient bien davantage à distance de toute actualité, de toute réalité politique : Garland est un anglais, armé d’une longue-vue et d’une réserve de morgue quasi-infinie, de l’autre côté de l’océan (et quand bien même les anglais peuvent échouer à critiquer leurs propres insuffisances démocratiques, ils restent toujours très bons pour dénoncer l’Amérique – Nolan et son Oppenheimer offrent quelques parallèles savoureux à ce présent métrage).
Alors, de quoi parle Civil War ?
De la réduction de toute la sphère de l’information – de toutes les images, partout, quelles qu’elles soient – à un pur rapport de consommation. A du contenu, qui doit être amassé, empilé, catalogué et dévoré. Un monde où la moralité et la pensée sont remplacées par l’instinct, le réflexe, la pulsion, d’aller encore et toujours plus loin. Peu de critiques ont pointé à quel point le film se repose sur les conventions du jeu vidéo (déjà le sujet d’un des précédents projets de Garland, la série DEVS) – entre le découpage en chapitre, et l’irruption de la photographie dans les scènes d’action comme un véritable « mode photo », le point de vue d’un joueur cherchant à calibrer l’action pour maximiser la puissance des images (on vous épargnera la note nécessaire sur le fait que « prendre une photo » et « tirer », en anglais, se disent tous deux to shoot – une dichotomie qui trouve son apogée dans la toute dernière séance du film). Toute la dernière séquence du film, magistrale, est explicitement calée sur les rythmes d’un jeu de guerre, d’une campagne de Call of Duty : remonter une rue, tenir une position pendant qu’un tank détruit une porte, grimper les étages d’un bâtiment … Il suffit de remonter quinze ans dans le passé, et on trouverait les mêmes scènes lorsque les Russes virtuels de CoD : World at War attaquait le Reichstag pour y planter leur drapeau.
Les journalistes de Civil War n’ont aucun idéal, aucune croyance – le besoin d’informer le public est une justification post hoc pour quelque chose qu’ils avaient déjà envie de faire. Ils traversent une fête foraine à un moment, en évitant les tirs d’un sniper. Puisque, si le monde n’a pas de sens, qu’est-ce qu’il nous reste, sinon la possibilité de la ludification ? De faire de notre rôle de témoin un jeu interactif, un récit hollywoodien, avec ses scènes de tension, ses envolées explosives : si l’on est tué, alors notre mort, peut-être, échappera à l’arbitraire. Ça vaut mieux que de rester passif, une victime, comme les parents des deux héroïnes, coincés dans leurs fermes. Si le personnage de Kirsten Dunst périt à la fin, c’est à la fois parce qu’elle est devenue trop humaine, trop engagée émotionnellement envers cette jeune fille qui est aussi son doppleganger ; mais aussi parce que c’est le moment parfait pour qu’elle meure. Le sacrifice héroïque qui la transformera, à son tour, en contenu, immortalisé, diffusé, consommé par tous : un Christ sous les balles, un martyre pour deux semaines. La guerre à l’ère des influenceurs – la fin de l’information, la fin des mots, la fin des temps.
Civil War est un non-film, un non-sens, un néant. Un film sur le vide. Détestable et absolument brillant – comme un trou noir figé dans l’ambre, capturé, comme par miracle, par la pellicule et le cinéma. Le meilleur film de Garland, et un des meilleurs films de l’année – si on peut trouver le vide dans le plein, et quelque chose de constructif à l’âge de la désintégration.