Une beauté froide, iconique. Voilà ce qui caractérise peut-être le mieux l’impression laissée par Cold War de Pawel Pawlikowski. Une blancheur éclatante et aveuglante sortie tout droits de paysages enneigés et désolés, qui teinte aussi les personnages dont on suit l’histoire. Tant bien que mal, ils se meuvent dans une époque d’après-guerre toujours menacée par les totalitarismes.
C’est dans un film chapitré, jalonné de lieux et de dates, que Pawel Pawlikowski décide de poser sa caméra et de montrer les tensions qui se nouent au sein des relations humaines et plus particulièrement de celles liant hommes et femmes. Avant même de rentrer dans le vif du sujet, on nous assène de nombreux portraits de polonais chantants, on comprend alors après coup que cette volonté portraitiste va se poursuivre. Face aux témoignages d’un pays et d’une culture se trouve un couple, un homme et une femme. On ne sait rien d’eux, mais on les suit. Peut-être sont-ils des journalistes ? Le cinéaste ne semble pas juger bon de nous donner leurs noms, soit. On reste dans l’attente, en poursuivant un road trip en van à travers la campagne polonaise, et des ruines d’église où la nature peu à peu, se réapproprie le bâtiment à son envie. Le couple initial va aussi, comme les lieux les entourant se déliter, se séparer. L’apparition de la figure angélique de Zula, hypnotise et capte le regard de Wiktor, tout comme le nôtre. Notre intention est piquée.
La relation amoureuse entre Wiktor et Zula scelle le mélodrame du film. Tous les enjeux sont portés sur ce couple qui ne parvient pas à s’aimer autrement que sous les feux des projecteurs. Toutes les autres tentatives n’aboutissent qu’à la souffrance, jusqu’à une ultime qui pourra enfin les réunir. Bien que dans leur construction les personnages nous apparaissent creux, le réalisateur ne faisant que lancer de discrètes et maladroites pistes concernant leur passé, les deux amants sont mis en relief grâce aux éclairages. Le noir et blanc les sublime. Le jeu des lumières vient compléter tout en finesse, la notion intéressante du yin et du yang entre Wiktor et Zula. La mise en scène et la photographie du long métrage servent magistralement l’expression des émotions contenues par les personnages.
Néanmoins, l’aspect solaire du personnage féminin caractérisé par ses robes noires et cheveux blonds lumineux, amènent de l’ombre. L’effacement de Wiktor au profit de la « femme de sa vie » comme il aime à l’appeler, culmine au bar judicieusement nommé L’Éclipse, dans un Paris des années 1950 bercé par le jazz. Le format du cadre n’offre qu’un espace carré aux personnages qui sont étouffés, écrasés, ils ne peuvent s’échapper de leur destin, funeste. Ils auraient dû s’aimer dans un Paris libre de la guerre, mais les difficultés ne font que s’accumuler. De plus en plus étrangers l’un à l’autre, Zula et Wiktor refoulent leur agressivité, se font du mal sans que rien n’en paraisse.
Ainsi, une guerre froide se joue entre eux, mais pas que. Jalouse, Zula ira interpeller Juliette, amante parisienne de Victor. Les paroles qu’elle écrit pour la poupée polonaise ne sont que trop difficiles pour elle. Les deux femmes ne peuvent s’entendre, et c’est la barrière de la langue qui, en subtile métaphore, vient tisser les incompréhensions et la violence. Le regard d’autrui ancre les personnages dans une certaine forme de superficialité. Wiktor et Zula ne commencent à exister à parler que lorsqu’ils se rencontrent, à l’occasion d’auditions pour monter un ensemble musical folklorique. Ils n’ont pas d’identité en dehors d’eux, les instants où ils sont éloignés nous sont refusés. Le réalisateur use et abuse parfois un peu des ellipses temporelles pour se concentrer uniquement sur ce couple.
Le regard des autres est essentiel, mais l’altérité des personnages est aussi dépeinte par le concept de double. On ne comprend certes pas toujours où Pawel Pawlikowski cherche à nous entrainer mais, les miroirs et autres réflexions servent justement le propos présenté. Zula tente de s’échapper à elle-même ainsi qu’aux autres et change régulièrement d’apparence, coupant, modulant ses cheveux d’ange. Il est aussi question de représentation de soi. Les personnages évoluent dans le milieu artistique où hypocrisie et faux semblants rythment et conditionnent leur survie.
L’art, la musique lance le film et nous agresse. C’est en effet par un son strident, assez désagréable qu’on pose pour la première fois un regard sur Cold War. Le ton est donné, l’art est indissociable de la situation politique d’un pays empreint de paradoxes. D’abord montré par le cinéaste comme un exutoire, une manière de guérir les blessures, la musique se meut assez rapidement en une nouvelle guerre qui traduit les problèmes d’identité d’un pays inconnu à lui-même. L’art rejoue la guerre et en fomente de nouvelles.
En effet, à partir d’une volonté de progression salvatrice on arrive rapidement à un retour destructeur vers le passé. Pas toujours très finement, le réalisateur crée une analogie entre ses personnages et la condition de victimes de la seconde guerre mondiale. Le train en motif récurrent, permet de faire la liaison entre présent et passé. Les amants sont des fugitifs, ils se cachent, s’aiment à l’abri des regards et avancent vers leur déchéance à grande vitesse. Des travellings latéraux horizontaux nous exposent des façades, soit en ruines soit étrangères et on ne peut dévier le regard. Le spectateur sait où le voyage va le mener. On suit avec une sensation douce-amère, le passage angélique de Zula dans une Pologne ravagée par la délation jusqu’à son mariage symbolique et fatidique, qui l’emportera finalement de l’autre côté, là où la vue n’en est que plus belle.