Je venais à peine de sortir du Conclave. Dans mon esprit, le verdict était déjà rendu. Il ne me restait plus qu'à me poser dans un petit café afin d'ouvrir SensCritique et y déposer mon petit bulletin (celui-là même que vous lisez).
J'avais déjà en tête ce que je comptais en dire, mais voilà qu'au moment d'appuyer sur le bouton « écrire une critique », une déflagration m'arrête dans mon geste. Je viens de voir la moyenne de mes éclaireurs. Elle est en dessous de 6. Eux qui sont généralement si cléments, en voilà certains qui ne mâchaient ni leur note ni leur mot.
Bah ça alors... D'habitude c'est moi qui peine à être convaincu et là je me retrouve dans la position de celui qui appelle à la clémence... Ma parole, on vit vraiment une drôle de période...
Alors d'accord, Conclave n'est pas le genre de film susceptible de transcender les spectateurs en quête d'orfèvrerie cinéphilique, j'entends bien. (En même temps, c'est un film d'Edward Berger. À quoi s'attendre d'autre ?) D'ailleurs, loin de moi l'envie de vous le présenter comme un chef d'œuvre incompris. Il y a dans ce film une certaine naïveté – pour ne pas dire une « innocence » pour reprendre le vocable des protagonistes – qu'il est difficile d'ignorer. Cette naïveté – et sur ce point je serais d'accord avec ses détracteurs – empêche toute prise d'ampleur de la part du film, notamment sur le plan du propos. Et le final, un brin maladroit, ne manquera pas de convaincre les derniers réticents à exprimer pleinement leur courroux.
Seulement voilà, pour avoir rapidement lu ce qui a pu se dire à l'encontre de ce Conclave, j'ai quand même l'impression que beaucoup lui reprochent de ne pas avoir su coller à certaines attentes et standards que, pour ma part, je trouve pour le moins inappropriés.
Parce qu'à mon sens, Edward Berger a ce mérite d'annoncer assez rapidement la couleur. Le Pape est mort. La question de sa succession fait pousser les dents de certains cardinaux, au grand dam des clercs les plus vertueux qui, eux, n'aspirent juste qu'à faire le bon choix, en bonne âme et conscience.
Alors certes, il s'agit d'une problématique qui simplifie les enjeux à l'extrême d'un conclave, ne se concentrant au bout du compte que sur la question de l'impossible vertu ; du nécessaire choix du moins pire ; ce qui évacue de facto toute la complexité de l'événement au profit de cette fameuse lecture naïve. Mais d'un autre côté, en se focalisant ainsi sur ce que ce que le film n'est pas (et n'a d'ailleurs jamais prétendu être), les détracteurs de ce Conclave semblent oublier de considérer ce qu'il fait et ce qu'il propose.
Parce qu'en premier lieu, Conclave s'impose comme un film d'atmosphère. Le Vatican se présente à nous comme un lieu de permanente contradiction. Chaque pièce, chaque mur, chaque moment est pensé pour nous rappeler qu'on n'est pas ici n'importe où, mais tout en s'efforçant de réfreigner toute propension au luxe. Ainsi les chambres des cardinaux sont-elles vastes mais ternes, les repas sont des festins qu'on cherche à masquer derrière des faux airs de cantine monastique, jusqu'à ces lampes qui éclairent mais sans trop chercher à rayonner.
Tout ce théâtre peine à trouver sa cohérence, voire même sa place en ce monde. Les vêtements cérémoniels et les vieux rites côtoient les smartphones et les cigarettes électroniques. En cela, je trouve vraiment que le cadre installé par le film sied parfaitement au personnage principal qui s'interroge justement sur le bien-fondé de sa dévotion. Pour quelqu'un qui, comme lui, s'échine à respecter et préserver le sacré au quotidien, dans son quotidien comme dans sa fonction, la tenue du conclave ne peut que devenir une inévitable et parfaite mise à l'épreuve.
D'ailleurs c'est l'autre proposition du film : au-delà de l'atmosphère qu'il offre, il invite à une forme de récit assez inattendue – sauf pour celles et ceux qui connaissent Robert Harris dont ce film adapte ici un roman – puisqu'il s'agit du thriller politique. D'emblée le cadre est posé : la mort du pape cache quelque chose. Le conclave ne va se dérouler convenablement. Des révélations sont amenées à tomber et perturber l'élection. Et franchement, sur son aspect thriller, je trouve le film limpide et fluide. Un déroulement d'autant plus clair qu'à l'image de son lieu, le film s'interdit l'esbroufe facile. Tout ça se fait avec un certain sens de la densité et du rythme mais sans jamais avancer un pas plus vite que l'autre.
Alors certes, on pourra encore et toujours reprocher à ce Conclave cette façon qu'il a de dérouler son intrigue de manière assez mécaniste, éliminant un candidat les uns après les autre selon des démonstrations dont la clarté confinerait au simplisme – et sur ce point, j'entends parfaitement la critique – mais il n'empêche qu'en contrepartie, cette approche presque stéréotypique du genre confère à ce film le charme inattendu des vieux polars populaires ; ce qui est certes une manière surprenante de traiter la question d'un conclave, mais qui ne présente aucune incidence en termes de proposition cinématographique.
En fait, j'ai l'impression que l'ire que s'attire parfois le long-métrage d'Edward Berger tient surtout à cette idée selon laquelle un sujet tel que le conclave ne pouvait être traité qu'avec gravité, réalisme et complexité, alors qu'à mon humble avis, il me paraît assez évident que l'intention première du film était avant tout de traiter de la dévotion sur une dynamique de thriller, avec pour toile de fond un conclave. Et sincèrement, je pense que la démarche aurait peut-être pu être accepté si le film ne s'était pas légèrement troué sur la fin.
Parce qu'il ne pouvait pas en être autrement : il fallait bien qu'au regard d'un tel récit, tout cela se termine sur une ultime mise à l'épreuve de la foi du personnage principal. Lui qui aura été tiraillé tout le long de son existence – et tout le long de ce conclave – sur la pertinence qu'il peut y avoir à se dévouer au service d'une institution qui ne peut se montrer à la hauteur de son exigence vertueuse, il ne pouvait sortir de ce conclave sans que l'élection ne le mette une dernière fois à l'épreuve. Dans cette logique-là, l'identité du finaliste est certes assez facile à deviner à l'avance, vu comment on nous l'amène. Mais pour moi, le problème n'est pas vraiment là. Un peu comme face à un polar à l'ancienne, on se doute déjà à l'avance que celui qui est le coupable est forcément celui qui, initialement, nous est présenté comme celui qui a le moins de chance de l'être. Au fond ce n'est pas là-dessus qu'on fonde notre attente. Ce qu'on espère juste, c'est que le polar saura nous raconter quelque chose dans sa manière de remonter la piste jusqu'au coupable faussement inattendu. Donc, sur ce point, j'avoue m'étonner un peu qu'on puisse faire ce reproche au film. Par contre, je reconnais que la mise à l'épreuve finale fait pschitt.
C'est que le dilemme moral reste au final facile à résoudre pour Thomas. Contrairement à ce que beaucoup ont cru comprendre sur SC, Benitez n'est pas transexuel. Il nous dit qu'il est né avec un physique d'homme mais qu'il a découvert, lors d'une opération de l'appendicite, qu'il avait un vagin et un utérus. Donc, si on suit bien, il est soit intersexe, soit hermaphrodite. Et vu que l'information a échappé à l'intéressé jusqu'à très tard, on est quand même en droit de supposer – à moins que Benitez soit très neuneu – que duos habet et bene pendentes. De là 1) l'hermaphrodisme de Benitez reste facile à cacher ; 2) ça ne contrevient pas aux règles de l'Église ; 3) ça ne devrait pas déranger moralement Thomas qu'on nous présente comme un soutien indéfectible d'une libéralisation de l'institution sur la question morale.
Dit autrement, ce choix de révélation finale n'est clairement pas celui qui était le mieux en mesure d'accomplir son office. Non seulement il donne l'impression – à tort ou à raison – d'essayer de surfer maladroitement sur les causes du moment, mais en plus de ça il renforce cette sensation de traitement simpliste ; voire cette impression de « tout ça pour ça ».
Alors c'est vrai, pour moi aussi, ce final a participé à faire retomber le soufflé. Malgré tout, ça n'a pas effacé pour autant mon plaisir face à ce singulier thriller policier. Car je persiste à penser que l'enjeu du film tenait moins en ce qu'il avait à dire de cette institution qu'est le conclave que du rapport à l'engagement et à la dévotion. Le même film aurait pu être fait dans le cadre d'un engagement politique et associatif, à la seule différence que le cadre ecclésiastique permet de magnifier davantage l'idée même d'engagement et de sacrifice pour un idéal. J'irai même jusqu'à considérer qu'il y a là une belle intuition à poser la question de l'engagement envers un idéal par l'entremise de celui au service l'Église catholique romaine ; cette vieille institution qui semble appartenir à un temps révolu et pour laquelle il pourrait paraître vain de continuer à s'y investir.
En cela, Berger a su poser un état d'esprit dont je lui suis gré,
d'où ma clémence à l'égard de ce film certes un poil inabouti,
Mais qui aura eu pour mérite d'avoir tenté,
Ce qui n'est pas le propre de beaucoup de films d'aujourd'hui...