Avec Crépuscule à Tokyo, on reconnaît explicitement la marque Ozu, c’est indéniable. Plans filmés à hauteur de tatami, couloirs étroits, une caméra non mouvante, ce qui n’empêche nullement une composition visuellement splendide et un champ d’action induit par une énergie situationnelle. Toujours cette façon unique de savoir se retirer pour imprimer la dilatation du temps par des actions de déplacement, tantôt l’aiguille d’une horloge, la fumée d’une usine, un train qui passe.


Le générique de début, avec son ton plutôt enjoué, qui pourrait facilement servir d’introduction à une comédie néo-réaliste italienne, et que l’on retrouvera à plusieurs moments du film, promettait pourtant une œuvre teintée d’optimisme. Non seulement ce n’est quasiment jamais le cas, mais ça dénote une forme de désenchantement assez inhabituelle chez cet auteur du compromis et de l’espoir en des lendemains meilleurs.


On retrouve deux de ses interprètes fétiches, avec une Setsuko Hara, qui n’a pas son pareil pour interpréter les filles aînées et Chishû Ryû, inoubliable patriarche Ozuien par excellence. Mais c’est le personnage de la sœur cadette, magnifiquement joué par Ineko Arima, la jeune sœur, qui imprime une forte personnalité inhabituelle dans le cinéma d’Ozu, chez qui la jeunesse finit toujours par retenir la leçon des aînés, qui s’impose comme le personnage fort. C’est par l’un des ses actes qu’arrivera ce qui sera probablement la scène visuellement la plus violente du cinéma d’Ozu, une gifle monumentale dans le visage de celui qui l’a mise enceinte, fuyant lâchement ses responsabilités. La claque dans la gueule furieuse du cinéaste de la réconciliation autour d’une coupe de saké à la lâcheté des hommes.


Une sorte de pessimisme quasi constant vient entacher la construction édifiante de lendemains meilleurs. On est alors pris au piège dans une sorte de fatalisme difficilement rattrapable par la sagesse et les bons conseils. Même si elle est explicite, mais finement induite par une forme d’aboutissement qui élève les personnages, la morale Ozuienne finit toujours par aboutir à quelque chose qui les fait avancer. Cette fois-ci on finit presque dérangé par cette scène finale montrant le patriarche quitter le nid familial pour emprunter une route sans horizon.


L’ironie souvent présente chez le cinéaste a laissé place à une sorte de désenchantement morose qu’un final implacablement pessimiste vient conforter en nous laissant pantois.


Crépuscule à Tokyo sera la dernière œuvre en noir et blanc du cinéaste. Une œuvre forte et incroyablement dérangeante.

philippequevillart
8

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de Yasujirō Ozu

Créée

le 13 mai 2019

Critique lue 398 fois

10 j'aime

Critique lue 398 fois

10

D'autres avis sur Crépuscule à Tokyo

Crépuscule à Tokyo
Teklow13
9

Critique de Crépuscule à Tokyo par Teklow13

Sans perdre la pudeur et la délicatesse qui fondent son cinéma, Crépuscule à Tokyo se démarque un peu de ses autres films. C'est son film le plus sombre et le plus mélodramatique que j'ai vu jusqu'à...

le 12 sept. 2012

13 j'aime

Crépuscule à Tokyo
philippequevillart
8

Lumière aveugle

Avec Crépuscule à Tokyo, on reconnaît explicitement la marque Ozu, c’est indéniable. Plans filmés à hauteur de tatami, couloirs étroits, une caméra non mouvante, ce qui n’empêche nullement une...

le 13 mai 2019

10 j'aime

Crépuscule à Tokyo
abscondita
8

Quand Ozu fait du tragique...

Crépuscule à Tokyo est le dernier film noir et blanc d’Ozu, un film très particulièrement sombre et même tragique. On y retrouve les thèmes chers à Ozu : la famille, le temps qui passe, la solitude...

le 20 févr. 2024

9 j'aime

7

Du même critique

La Chienne
philippequevillart
8

L'ange et la mort

Dans La Chienne, second film parlant de Jean Renoir, c’est surtout quand les voix se taisent et que l’image reprend naturellement ses droits que le lyrisme dramatique s’impose pour offrir de grands...

le 31 janv. 2023

19 j'aime

2

L'assassin habite au 21
philippequevillart
8

Meurtre oblige

Première incursion de Clouzot dans un genre auquel il donna ses plus belles lettres de noblesse, en l’occurrence le thriller à la Hitchcock. Pour se faire il adopte un style emprunt à la Screwball...

le 21 avr. 2020

18 j'aime

8

Joker
philippequevillart
6

Autant de clown clinquant

C’est auréolé d’une récompense à la Mostra de Venise et d’une pluie de critiques dithyrambiques annonçant un classique instantané et une performance d’acteur de la part de Joaquin Phoenix emprunte...

le 9 oct. 2019

18 j'aime

5