Le titre en lui-même est déjà une énigme : "cure", soit remède, guérison ; de quoi doit-on guérir ? comment est-on guéri ? quel est ce curieux remède ? Est-ce cet homme étrange, sans nom ni passé ? Ce serait alors un curieux remède, puisque, s’il est vrai qu’après l’avoir rencontré les personnages semblent plus ou moins apaisés (ou en tout cas baignant dans une sorte de léthargie), nous n’avons pas vraiment l’impression qu’ils soient véritablement guéris.
De ce titre ambigu, Kiyoshi Kurosawa déroule un film pétrifiant, à la fois conte horrifique à la morale incertaine (voire absente), et discours angoissé sur une modernité qui enferme les personnages dans leur solitude.


Il règne sur le film un climat d’incertitude et de doute constant, comme si nous ne pouvions jamais être sûrs du sens à donner à chaque scène. A l’inspecteur Takabe qui voudrait que derrière chaque meurtre (et donc par extension, derrière toute chose), il y ait une explication rationnelle à donner, Kurosawa répond en lui montrant précisément des meurtres qui échappent à toute logique : un homme tue sa femme alors qu’il vivait heureux avec elle, les victimes possèdent toutes la même mutilation en forme de croix au niveau du cou (alors que les meurtriers ne se connaissent pas), etc. Takabe entraperçoit une solution au travers de l’hypnose (le véritable coupable hypnotiserait les futurs tueurs pour les obliger à accomplir leur acte), mais elle n’est pas satisfaisante. C’est là tout le génie de "Cure" : le film n’est fait que d’hypothèses insatisfaisantes, toutes exposées, confirmées, et réfutées à la fois. Par exemple, l’hypothèse de l’hypnotisme est évoquée par Takabe, confirmée par une scène qui nous montre Mamiya hypnotisant effectivement ses victimes, puis réfutée par le collègue de Takabe, qui lui affirme qu’il est impossible de forcer quelqu’un au meurtre par l’hypnose. Conclusion : l’hypothèse n’est ni fausse ni vraie ; il s’agit d’autre chose. Et cela s’applique à toutes les hypothèses que l’on peut faire : elles seront toutes vraies et fausses, et l’interprétation sera à chercher dans cet autre chose qui s’en dégage (car peu importe finalement qu’il hypnotise ou pas ses victimes ; l’important c’est qu’il les pousse, d’une manière ou d’une autre, à commettre l’acte innommable). Le scénario répond lui-même à cette forme-là : d’abord simple enquête policière, il vire finalement en un duel entre Takabe et Mamiya – mais le final ressemblera fortement à la dernière étape d’un parcours initiatique.


Ce perpétuel état de doute participe activement à l’obscure angoisse distillée par le film, le spectateur ne sachant plus quel sens donner à telle ou telle scène, complètement perdu (à l’instar des personnages), dans un monde hostile, sans explication, où la violence peut émerger du plus anodin des évènements. Le danger devient omniprésent sans jamais véritablement s’incarner.


Le grand thème de l’œuvre de Kiyoshi Kurosawa (en tout cas dans ses deux œuvres majeures que sont Cure et Kaïro), est la solitude, le renfermement des êtres, la perte d’identité, engendrée par l’indifférence étouffante de la société moderne. Dans Kaïro, les fantômes envahissaient le monde des vivants par le biais d’un site Internet. Dans Cure, un individu aux pouvoir étranges s’immisce dans la vie d’anonymes pour les mettre face à leur absurdité. Dans les deux cas, l’action prend place dans une urbanité austère, aux couleurs ternes et tristes, et où les immeubles imposants ferment continuellement l’horizon. Kaïro, malgré l’atmosphère apocalyptique qui y régnait, était cependant plus optimiste que Cure : le film se terminait en mer, dans un grand espace à l’horizon infini, enfin libéré des masses de béton et du bruit assourdissant des voitures. A l’inverse, Cure commence sur une plage désertique puis s’enferme dans les espaces dénudés de la ville.


La ville n’est pas seulement angoissante, elle est isolante ; c’est le constat amer que dresse Kiyoshi Kurosawa : la ville, la modernité, en écrasant les individus de leur masse gigantesque, en les empêchant d’entendre leurs pensées à cause de son bourdonnement incessant, finit par les renvoyer à leur propre anonymat, à leur propre vide. Ce que montre Cure, ce sont des hommes et des femmes s’efforçant d’oublier le vide en eux, et tentant de s’intégrer dans la société. Mamiya est celui qui leur montrera qu’ils n’y ont pas réussi, qu’ils sont et seront éternellement seuls. Face à cette vérité déprimante, ces personnes ne peuvent que réagir par des actes aussi violents qu’absurdes : l’homme du début qui croyait vivre heureux avec sa femme se rend compte à quel point son bonheur est faux et artificiel ; le meurtre n’est que la traduction de sa détresse. Plus solide, Takabe finira tout de même par avouer le poids mort et le fardeau insupportable que représente sa femme (et aura des visions épouvantables).


C’est là la principale caractéristique de la J-horror apparue à la fin des années 90 : l’horreur et l’épouvante ne viennent plus de légendes ancestrales, de superstitions ou de créatures millénaires, mais prennent racine dans le monde contemporain, en exorcisant notre rapport avec le progrès. L’horreur est moderne ; les traumatismes ne remontent guère plus qu’à quelques dizaines d’années, les fantômes viennent d’un passé relativement proche et nous parlent à travers les outils technologiques (la cassette de Ring, le téléphone hanté de La Mort en ligne).


Là où Cure est plus précieux, c’est qu’il ne fait jamais qu’évoquer ce monde moderne, sans jamais l’inclure directement ou explicitement dans l’intrigue ; les immeubles sont omniprésents, de même que les voitures ou les usines, mais ce n’est jamais à travers eux que l’horreur est véhiculée. Plus subtil, Kurosawa montre plutôt comment ils influent sur notre manière de vivre, de penser. Ce n’est pas la cause directe, mais c’en est la principale. De ce fait l’épouvante prend un tour complètement inédit : de même que la ville, elle devient diffuse, confuse, imprécise, ne s’incarnant jamais véritablement en quelque chose de concret et de défini (même pas dans le jeune homme mystérieux). Elle devient aussi anonyme que la façade des immeubles.

Nom-de-pays-le-nom
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le 21 mars 2015

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