C’est une histoire simple : un jeune homme, Brad, a tué sa mère avec laquelle il vivait depuis trop longtemps. Alors qu’il est enfermé chez lui avec deux otages, dans un pavillon couleur flamant rose (figure récurrente du film, sous forme vivante, brodée, sculptée, peinte...), des policiers l’encerclent attendant le moment propice pour agir. Ils sont bientôt rejoints par la petite amie de Brad et son professeur de théâtre. A travers leurs témoignages se forge peu à peu l’histoire d’une lente déréliction, composée d’une sortie en rafting malheureuse, d’une pièce de théâtre grec, d’un oncle éleveur d’autruches, d’une publicité avec un nain et un arbre géant, de la présence de Dieu contenue dans une boîte de conserve, d’une mère envahissante, et d’un ballon laissé quelque part. « Why is the whole world staring at me ? », se demande Brad au milieu des montagnes péruviennes.
Brad est l’avatar du Timothy Treadwell de Grizzly Man. Werner Herzog trouve ici son alter-ego fictionnel. Et ce n’est pas le première fois que le cinéaste met deux films à en faire un (Petit Dieter doit voler et Rescue Dawn ; Aguirre et Les ailes de l’espoir ; Gasherbrum et Le cri de la roche…). Il a, vis-à-vis de Brad, un point de vue à peu près semblable à celui qu’il avait choisi pour Timothy Treadwell : un mélange de défiance et de fascination malaisante. Le film joue ainsi sur la confrontation d’un cinéaste avec son personnage. Herzog creuse un peu plus le sillon du combat contre les entraves psychiques, les illusions libératrices. Ainsi la tragédie d’Oreste est-elle à considérer sur le même plan critique que le rafting au Pérou, d’où un sentiment d’absurde inconfortable. Car tout ce sur quoi joue un certain cinéma de la conscience éveillée est ici pulvérisé (je pense à Into the wild, notamment).
D’autant plus inconfortable que l’illusion est contestée, mais pas dans sa beauté (un peu comme le nazisme dans Invincible). Herzog ne cherche pas à nous déprendre de la fascination que le Mal exerce sur nous (le Mal est à entendre ici au sens de tromperie) par une posture hautaine et racoleuse, mais au contraire consacre cette fascination par l’image, et la broie dans la narration – car le combat n’est pas gagné d’avance (il est évidemment tentant d’adhérer à l’histoire d’un homme qui entend Dieu, se prend pour Oreste, et prévient le malheur des autres en dépit du sien). Il s’agit ici de révéler, sous l’indéniable beauté de l’illusion, le mensonge qui la constitue. D’où l’impression d’images vides, d’esthétique surfaite, qui a pu surprendre. Mais tout le travail de Werner Herzog consiste justement en cela : vider, faire table rase.
Avec, ici, un humour sidérant. La séquence où Brad glisse à travers la porte du garage une petite chaîne hi-fi qui émet une chanson (« I’m born to preach the gospel / and I sure do love my job »), tandis que les policiers, subjugués, s’avancent vers la maison les bras en l’air, est une scène de comédie brillante. Et cet humour qui électrise le film de part en part me fait dire que My son, my son, what have ye done est ce que le cinéaste a créé de plus serein et glorieux (sans qu’il abandonne sa recherche pour autant).
Il faut aussi parler des acteurs et de leur direction. Herzog les pousse à la limite de leurs personnages habituels. Grace Zabriskie est une mère incroyablement vicieuse et pourtant on ne peut jamais lui en vouloir. Brad Dourif est un éleveur d’autruches raciste et parfaitement illuminé. Udo Kier un metteur en scène de théâtre masquant son homosexualité derrière un très mauvais accent et un intellectualisme sournois. Chloe Sevigny est également splendide dans son rôle habituel de petite amie de psychopathe qui n’a jamais rien compris à ce qui se passait. L’acteur principal Michael Shannon est lui aussi très bon, jouant toujours un peu à côté, à la fois enfantin et raide. Tout cela participe à pousser My son, my son au bord d’un gouffre caricatural. Herzog rompt avec toute possibilité de faire un film plausible, commun, ou même excellent. Car son cinéma est absolument solitaire et ne paye de tribut à personne. Il se sert de ce qui existe, et le met à mort. C’est une table rase par l’excès.