Dans la brume électrique par Bapman
Bertrand Tavernier est aujourd'hui l'un des cinéastes français contemporains adoubés à la fois par la critique et le succès commercial.
On se souviendra à cette occasion que sa carrière de cinéaste vint à la suite de celle d'un cinéphile professionnel qui officia comme journaliste dans les années 60 dans des publications comme "Les Cahiers du Cinéma" ou" Positif" et qui fut l'auteur d'un certain nombre d'oeuvres littéraires dont le sujet est principalement le cinéma américain (50 ans de cinéma américain, en collaboration avec Jean-Pierre Coursodon, par exemple).
Le nouveau film de ce spécialiste du cinéma américain fait ainsi figure de véritable passage à l'acte.
En mettant en scène l'une des enquêtes d'un des plus fameux héros du roman policier américain contemporain, Dave Robicheaux, il réalise ainsi son premier film outre-atlantique dans le paysage spécifique de la Nouvelle Orléans actuelle.
Robicheaux est le personnage principal de 17 romans de l'écrivain James Lee Burke dont Heaven's Prisoners qui fut adapté à l'écran en 1996 par le réalisateur Phil Joanou avec Alec Baldwin dans le rôle principal.
Dans la brume électrique est donc l'adaptation de In the Electric Mist with Confederate Dead publié en 1993, l'un des romans les plus fameux de Burke.
Tommy Lee Jones prend cette fois-ci les traits de l'inspecteur Robicheaux tandis que le reste du casting rassemble bon nombre d'acteurs américains émérites tels que John Goodman, Peter Sarsgaard ou encore Ned Beatty.
La volonté première de Tavernier est de retranscrire avec le plus de fidélité possible l'univers particulier du roman de Burke. Il s'agit pour lui de transposer aussi bien l'ambiance mystique et métaphysique du roman que d'y inscrire un réalisme moderne qui sied au lieu dans lequel se déroule l'action.
Pour ce faire il s'imprègne de l'atmosphère de la Louisiane en compagnie de Burke qui le guide et lui fait rencontrer les gens du coin.
Il va même jusqu'à prendre le shérif, son adjoint et le coroner de New Iberia, lieu où se déroule le tournage et l'action, comme conseillers techniques sur le film tant le souci de crédibiliser l'histoire est présent dans la pensée du réalisateur.
Dans la même veine, un grand soin est apporté quant à la création de la trame sonore du film afin de retranscrire avec perfection la musicalité du bayou de Louisiane, ses chants d'oiseaux, ses bruits marécageux, ses bruits d'animaux, et de participer ainsi à l'émotion et au rythme du film.
Toujours dans cette optique, Tommy Lee Jones propose rien de moins que Buddy Guy, l'un des plus grands guitaristes de blues du monde et natif de Louisiane, avec lequel il est ami de longue date pour incarner "Hogman", un personnage clé de l'histoire également musicien de blues rendant l'immersion dans ce pays encore plus sensible.
Pour illustrer visuellement cet univers, Tavernier fait appel à Bruno de Keyser, chef opérateur français avec qui il avait déja travaillé sur La vie et rien d'autre en 1989 où encore Un dimanche à la campagne en 1984 ce qui valut d'ailleurs à ce dernier respectivement une nomination et une victoire aux Césars.
C'est encore Tavernier qui en parle le mieux : "Je voulais travailler avec un chef opérateur français et cela faisait longtemps que j'avais envie de refaire appel à Bruno de Keyzer. Cela l'excitait beaucoup de tourner un polar dans les Bayous et de préserver cette notion de luxuriance et de couleurs saturées, tout en créant une atmosphère de film noir en Scope. On a donc préalablement défini la lumière pour chaque scène, même si on a ensuite dû s'adapter aux changements constants de luminosité de la Louisiane".
En résulte un travail d'image magnifique autant pour ce qui est d'accompagner le paysage marécageux, sa "brume électrique" et sa beauté sauvage que pour se plonger dans une atmosphère lugubre et noire liée à la trame narrative.
D'autre part, pour adapter de manière fidèle ce roman il était important d'attacher un soin particulier à l'interprétation du personnage principal.
C'est une performance admirable de Tommy Lee Jones qui permet principalement à ce pari d'être relevé. L'acteur parvient à nous faire passer aisément toute l'ambiguïté de son personnage. Robicheaux est un homme de principe, de compassion, cultivé mais qui est également traversé par des accès de rage et de violence et dont l'intelligence n'a d'égale que l'ironie.
C'est donc une palette de jeu importante que doit déployer l'immense acteur pour rendre crédible ce personnage romanesque.
Pour exprimer les états d'esprit de Dave Robicheaux à la manière du roman, Tavernier prend le parti d'utiliser la voix off de Tommy Lee Jones en tant que narrateur conducteur de pensées, réfléxions et états d'esprit plus que de l'histoire ce qui nous amène irrrémediablement à faire un rapprochement avec No Country For Old Men des frères Coen où déja Tommy Lee Jones faisait de même.
On suit donc Robicheaux qui se lance à la poursuite d'un tueur de femmes en série à travers New Iberia et son entourage.
Il soupconne très vite Julius "Baby Feet" Balboni, interprété par John Goodman, parrain de la mafia locale mais également un de ses amis d'enfance, d'y être pour quelque chose.
Celui ci vient d'investir dans une production Hollywoodienne ayant pour sujet la guerre de sécession et qui se tournera dans le coin.
Elrod Sykes, personnage de Peter Sarsgaard, est la star qui tient le premier rôle de la production.
Sur le tournage Sykes découvre les restes d'un ancien détenu noir qui s'évada du pénitencier voisin en 1965.
Robicheaux va donc mener deux enquêtes en même temps invitant ainsi les énigmes du passé à résoudre celles du présent.
C'est doucement mais sûrement que l'intrigue principale va être mise au second plan, tout comme dans le roman, au profit des relations entre personnages et de la dimension mystique du lieu.
C'est à partir de la rencontre entre Dave et Elrod que va se dessinner la dimension irrationnelle et énigmatique du film.
les deux personnages ont en commun d'être visité par des visions hallucinatoires de ces "Dead Conferedates", ces soldats confédérés morts depuis plus d'un siècle, et particulièrement celle récurrente du vieux général John Bell Hood interprété par Levon Helm (batteur du groupe The Band, proposé pour le rôle par Tommy Lee Jones tout comme Buddy Guy).
C'est avant tout sur ces échanges entre l'inspecteur et le vieux général confédéré que Tavernier va tabler pour mettre en scène l'atmosphère "électrique" de manière à rendre cette relation comme cinématographiquement brumeuse et paranormale.
Cette relation va amener le personnage de Dave à tirer profit de ses propres hantises du passé et réfléchir à la manière de défendre ses principes moraux et le monde dans lequel il a grandi aujourd'hui qui est attaqué par des êtres cupides et malfaisants.
C'est donc une sorte de croisade qu'entreprend le personnage de Tommy Lee Jones afin de faire régner la loi dans un univers qui est désormais corrompu de toutes les manières possibles.
Tavernier avait déja abordé ce thème dans Coup de torchon en 1981 et le cinéaste lui même n'hésite pas à le mettre en relation avec son nouveau film.
Ce n'est donc pas la trame narrative qui va primer mais bien l'ambiance, les personnages et les relations qu'ils tissent.
Le passé vient s'incruster dans le présent pour rappeler que les erreurs commises antérieurement sont liées à des erreurs actuelles si on cherche à les oublier.
Ceci vaut pour la conscience de l'inspecteur Robicheaux mais également pour la partie plus politique du film.
Ainsi le meurtre du détenu noir et surtout l'omniprésence sous-jacente de la guerre de sécession viennent rappeler que la naissance des Etats Unis est issue d' un conflit meurtrier doublé d' un problème racial,et que l'Amérique d'aujourd'hui reste divisée en quartiers et ghettos baignant dnas une ambiance souvent meurtrière.
D' un point de vue purement politique, Bertrand Tavernier met un point d'honneur à montrer les ravages encore visibles du passage de l'ouragan Katrina en 2005. Travellings et plans sur ces maisons éventrées et ces quartiers dévastés sont mis en oppositions avec le confort dans lequel vit le mafieux Balboni montrant ainsi comment la Mafia locale a pu détourner les aides publiques et s'enrichir sur le dos de tous ces pauvres gens en critiquant au passage la gestion désastreuse de ce fléau par le gouvernement Bush.
Le film suggère d'ailleurs particulièrement bien l'inefficacité de l'Etat par rapport à la reconstruction de la Nouvelle Orléans en montrant des particuliers comme Bootsie, la femme de Dave, oeuvrer pour la bonne cause.
C'est la principale divergence avec le roman écrit en 1993 et un point essentiel de la mise en scène de Tavernier : Dans la brume électrique est aussi un film sur la Nouvelle Orléans.
Malgré tout ceci et la qualité évidente de son film, Bertrand Tavernier a subi les pressions de la production américaine comme il n'y a pas si longtemps Mathieu Kassovitz qui a même été jusqu'à renier son propre film, Babylon A.D., tant il trouvait que les producteurs américains l'avaient gaché.
Cependant, à l'inverse de Kassovitz, Tavernier est parvenu à un accord avec le producteur Michael Fitzgerald : il y aura deux versions du film.
La première amputée d'une bonne vingtaine de minutes afin de correspondre à un rythme plus fort,convenant mieux au public américain, et la deuxième de 117 minutes, la director's cut, pour le reste du monde.
Aux Etats Unis le film est finalement sorti directement en DVD et s'est placé dans les meilleures ventes rapidement.
Les critiques américaines vantent notamment le travail de Tavernier et reprochent à Fitzgerald cette version amputée qui inhibe la poésie mélancolique du film créée par la mise en scène.
En bref : Tavernier signe ici un film intelligent et une adaptation maitrisée du roman de James Lee Burke.
La beauté de la photographie, l'aisance de la mise en scène et l'utilisation soignée de la bande sonore permettent à la Louisiane d'aujourd'hui de littéralement imprégner l'oeuvre cinématographique de manière hypnotique.
Le film contient ainsi plusieurs niveaux de lecture et une dimension politique critique importante.
L'interprétation des acteurs et en particulier la performance impeccable de Tommy Lee Jones permet au film de se tenir de bout en bout et de captiver malgré les longueurs.