« On devrait pouvoir aimer tout d’une personne, l’œsophage, le foi et les intestins. Peut-être qu’on ne les aime pas par manque d’habitude, si on les voyait comme ils voient nos mains et nos bras peut-être qu’on les aimerait ».
Jean-Paul Sartre, Le mur, « Intimité », 1939
Le derme enveloppe la vie des organes et du sang, masque cette chair souvent déroutante. Ce qui se trame sous notre peau n’est pas tant objet de fascination que de répulsion. Même si nous pouvions tout savoir, il est peut-être préférable de ne se connaître qu’en surface.
Les premières dissections sont réalisées dès le XIVème siècle dans la clandestinité, et seuls les regards les plus avertis peuvent y assister. Il s’agissait de connaître, il faut maintenant soigner et réparer : du souterrain au bloc, le corps ne se révèle qu’en lieu marginal. De humani corporis fabrica sort la chirurgie des hôpitaux et les projette à la vue de tous dans les salles obscures. Montrer les merveilleuses interactions des progrès scientifiques sur notre corps serait l’un des nouveaux desseins du cinéma. Les réalisateurs souhaitent nous faire accéder à cette beauté intérieure, faisant sortir l’organique de la simple esthétique du gore et de l’horreur, comme Cronenberg l’avait initié l’année dernière dans Les Crimes du futur. Si l’on peut s’attendre à un visionnage inhabituel, dur, rien ne laisse soupçonner cette boucherie pseudo-humaniste de deux heures, ponctuée par quelques passages voyeuristes en EHPAD.
Une opération de l’œil, une césarienne, un résidu d’opération de cancer du sein… Jusque-là, le visionnage est dur mais peu étonnant, c’est ce qui nous attendait. Là où le film prend une tournure particulière, c’est lorsqu’il remplace l’anonymat froid de l’organique par des figures humaines dégradées en EHPAD ou qu’il nous place face à une chambre mortuaire pleine. Une personne âgée apparemment atteinte d’Alzheimer se fait enfermer dans sa chambre par des infirmiers qui lui mentent, des infirmières habillent des cadavres sur fond de publicités diffusées à la radio. Ces images sont marquantes, diffusées avec une raideur et une cruauté singulière qui nous mettent au mieux très mal à l’aise. Rien n’est fictif, et rien ne nous avertissait de cette violence. Pour rappel, le film est seulement interdit au moins de 12 ans.
De humani corporis fabrica n’est pas une œuvre contemplative qui ramène à la surface des fonds inexplorés du cinéma, c’est un film dur, impitoyable dans ce qu’il souhaite montrer du corps, de son fonctionnement et de sa putréfaction. Les réalisateurs Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor avaient déjà réalisé un film atypique en 2018 : Caniba, face à face avec Issei Sagawa, connu pour son meurtre cannibale commis en 1981 et sur lequel il capitalisera toute sa vie. Cela n’est pas anodin : si les réalisateurs mettent le rapport à la chair au cœur de leur démarche, c’est pour mieux l’inscrire dans une esthétique morbide qui se cache sous l’objectivité factice du documentaire. Paravel et Castaing-Taylor explorent les tréfonds d’une laideur qu’ils n’ont pas besoin de scénariser. Le film adopte un ton froid, extrêmement clinique, nous plonge dans n’importe quelle opération sans contextualisation ; on met plusieurs minutes à comprendre de quelle partie du corps il s’agit, préférant même parfois ne pas savoir et rester dans l’allusion tant certains plans sont rebutants. Si on ne peut pas reprocher au film de montrer des choses laides, on peut le blâmer pour nous jeter tout ça à la figure sans contexte, les lignes narratives mises en place étant incompréhensibles : les allers-retours des gardiens dans les sous-sols restent énigmatiques, et si on peut penser que le film vise à sensibiliser sur la situation de l’hôpital en France, le propos reste peu efficace et passe largement en arrière-plan.
Nombre de réalisateurs se sont interrogés sur la limite du supportable au cinéma, parmi les plus connus Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini ou Irréversible de Gaspar Noé. Le spectateur devient voyeur, impuissant face à cette cruauté, son regard est rendu complice par sa passivité. De humani corporis fabrica a un ton si froid qu’il dispose à peine d’une morale artistique : il s’agit de voir pour voir, alors que chaque spectateur détourne le regard et se demande ce qu’il fait dans cette salle. Le cinéma ne doit pas se dissimuler derrière son rôle esthétique, et comme toute technique, il doit faire face à des questions éthiques. Peut-on montrer, sans explication ni transition, des opérations chirurgicales, des cris de personnes âgées et des cadavres, soit des images qui ne sont pas factices mais authentiques dans leur horreur ? Choquer en jouant sur la répulsion du corps, sur la peur de la vieillesse et de la mort, les réalisateurs érigent des réalités organiques en tourments existentiels. La démarche est impitoyable : il ne s’agit pas de briser des tabous mais de tester les limites du dégoût.
De humani corporis fabrica est une révolution dans le monde du cinéma, non pas pour ce qu’il montre mais pour la froideur et la cruauté avec lequel il le fait. L’interminable générique de fin vient achever cette épreuve de deux heures, que l’on regrette de s’être infligée. Les derniers mots du film, corporibus omnibus : à tous les corps, et surtout à coup de citations latines pour intellectualiser un regard désaxé.
Site d'origine : Ciné-vrai