C’est filmé dans de splendides eaux-fortes en noir et blanc, Robby Müller oblige. C’est un western mais aussi une comédie absurde, un conte philosophique, une ballade contemplative, une cérémonie funèbre, un pamphlet politique. C’est l’histoire d’un jeune pied-tendre qui rompt les amarres, devient un hors-la-loi en fuite et croise d’étranges compagnons de route. L'entrée dans le tunnel, les flammes de la chaudière et la nature psychopompe du cheminot confirment d’emblée l’idée que William Blake accomplit en fait un voyage vers le royaume des morts. Son arrivée à Machine, cul-de-sac bourbeux, brumeux et crasseux du Far-West, renvoie à la façon dont Cimino poussait ses Portes du Paradis. Traversant la bourgade où il est venu investir un emploi de comptable, William est aussi assorti au décor qu'une tasse de verveine à la fête de la bière. Il est vite confronté à des situations infernales : un homme lui tire dessus, un couple fornique sur un palier, une humanité dépenaillée, éructante ou fossilisée grouille comme un bestiaire de Jérôme Bosch. Cette Amérique peu orthodoxe du milieu du XIXème siècle est un cloaque halluciné, à la fois monde sauvage d’avant les origines et terre barbare d’après l’apocalypse. Au cœur de la désolation, la scierie Dickson marque l'excroissance d'une société cruellement industrialisée. Il suffit de quelques heures pour que William se retrouve plongé en plein cauchemar. D’abord, il découvre que le poste promis est occupé par un autre depuis un mois. Ensuite, pour avoir secouru une marchande de fleurs (artificielles, bien sûr), il abat presque accidentellement le fils de son ex-futur employeur, potentat local. Manque de bol, c’est Robert Mitchum qui interprète ce tyranneau défraîchi. Et Mitchum ne peut pas être une chiffe molle, c’est clair. Il lance donc trois redoutables tueurs à gages à sa poursuite, qui redoublent la chasse menée par une loi bouffonne. L’un d’eux, le sinistre Cole Wilson, est un ange de la mort infroissable qui se traîne une réputation d’anthropophage familial (papa et maman y seraient passés) et marche sur les os comme on change de chemise. Ayant reçu une balle dans le cœur, William va passer le film entier à agoniser paisiblement, éberlué et pourtant impassible. Il est pris en charge par Nobody, un Indien répudié de sa tribu qui parle un anglais digne d’Oxford, cite à tour de bras l’auteur des Chants d’Innocence et voit en lui la réincarnation de son homonyme, le poète et graveur disparu en 1827. Tel Virgile dans La Divine Comédie de Dante, le voilà perdu en plein purgatoire et cherchant son chemin vers les régions éternelles.


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La ligne droite est trompeuse chez Jim Jarmusch. Le mouvement aussi. Les héros de Stranger than Paradise ont beau avaler les kilomètres au volant de leur guimbarde, ils se heurtent toujours à des paysages interchangeables. Les évadés de Down by Law, en errant dans les bayous de Louisiane, échouent dans un refuge qui ressemble à la cellule qu’ils viennent de fuir. Quant au don juan fatigué de Broken Flowers, il suit un parcours qui, d’une ex-conquête à l’autre, le pousse à un retour douloureux sur lui-même. Contrairement à ses frères jarmuschiens, Blake franchit une frontière, pénètre un ailleurs. Il prend le Diable à rebrousse-poil et s’émancipe par son audace. L’enfer n’est une impasse que pour ceux qui ne savent pas se retourner. Avec Dead Man, le cinéaste détourne les lois du genre afin de mieux lui restituer son souffle et sa plénitude : le héros, apparu dans un train tel l’idiot de Dostoïevski, lui ressemble aussi par l’innocence lisse avec laquelle il reflète imperturbablement les misères et les crimes dont il est témoin. Il forme avec son compagnon un duo antagoniste (la grande gueule et le blanc-bec, le sanguin et l’exsangue), comme Laurel et Hardy qui auraient lu Tristes Tropiques. La traditionnelle lutte pour la (sur)vie se transforme en un mystérieux apprentissage du néant, qui s’opère par la démystification de l’adversaire (une galerie de figures beckettiennes et savoureuses), la découverte de l’autre (l’amitié avec Nobody) et le retour aux sources de l’Amérique (le génocide indien). En imposant patiemment un sortilège poétique qui tient peut-être de l’expérience d’outre-tombe, Jarmusch crée l’impression d’un périple au centre de l’inconscient. Il dessine un no man’s land échappant à toute définition rationnelle et retrouve l’ampleur initiatique des grands romans de Melville et de Conrad. Ainsi les thèmes de l’odyssée vers l'inconnu et de l'épreuve ésotérique acquièrent-ils leur sens véritable : l'acheminement fatidique vers le trépas et l'apothéose sur les côtes du Pacifique.


Délicatement ciselée dans la boue, les arbres décharnés et les excréments, l’imagerie multiplie les courants mortifères et les éléments macabres. Têtes de mort, bisons dépecés, bois de cerfs et bois de cercueils succèdent aux vues de villages et de convois réduits en cendres. Un plan sur trois inscrit dans le cadre un squelette, une charogne, un animal empaillé, un cadavre, et on aperçoit même dans le bureau de Dickinson son portrait accompagné d’un crâne. Aux évocations kafkaïennes et dickensiennes d'enfer sur terre (les plongées sur la "forge" de l’usine et ses grondements mécaniques) s'ajoute le mysticisme de William Blake, exprimé par une série de compositions symboliques : chute dans la fange contre étoile filante, mouvement de pistons et têtes dodelinantes de chasseurs millénaires, tendresse de fleurs en papier alternant avec les tache de sang, héros allongé en position du fœtus contre un petit faon, Bambi foudroyé par la chasse, selon le processus du regressus ad uterum. La référence à l’artiste anglais et le chamanisme nord-américain se rejoignent à travers le pouvoir qu'ils accordent à l'imagination, faculté privilégiée par laquelle l'immanence du divin se révèle et s'accomplit. Cette confluence d'éléments temporels anachroniques est le fruit d'un rapprochement entre la poésie hermétique de Blake, emprisonné pour s'être insurgé contre les dogmes idéologiques de son temps, et le panthéisme immémorial des Amérindiens. Ils s’apparentent dans une conception commune de l'homme ayant sacrifié ses promesses fondamentales de libération contre la violence et l'injustice. L’idéal d'un paradis sur terre, dont le western classique a dévoilé la promesse, n'était rien d’autre qu'une chimère, un déguisement de la réalité. Dead Man de ce point de vue arrache le masque social de l'équivoque, des visions avortées, de la conscience effrayée, des figures de l'Histoire, de la pensée dominante accomplissant ses atrocités.


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Mais Jarmusch traite son sujet à la manière d’une plaisanterie métaphysique. Loin de s'engager dans une réflexion romantique et crépusculaire, rongée par la mélancolie, il se livre à un précis de décomposition de la chanson de geste, dont la tonalité majeure serait un détachement ricanant. Il est de cette école consistant à agacer les élastiques de la référence (les coups de stetson au cinéma muet sont nombreux) jusqu'à ce qu'ils nous claquent au nez. Son goût des apparitions saugrenues convoque tantôt le John Hurt d’Elephant Man, tantôt Iggy Pop avec sa tête de momie coiffée d’une quichenotte, à qui il confie un rôle délectable de Ma’Dalton flingueuse. Rarement un récit fondé sur une poursuite aura été aussi peu dramatisé, vide de tension, la violence ne se déchaînant que par fulgurance, à froid, sans aucune identification possible. Un des premiers atouts comiques de ce film on ne peut plus pince-sans-rire réside dans le fait que malgré tout le plomb qui traverse son corps, malgré tous les assaillants qui lui tirent dessus, William n'en finit pas d’expirer. Peu à peu, il découvre la sacralité du cosmos et de la vie animale. La nature toute entière se dévoile à lui comme une hiérophanie animiste. À l'opposé, la civilisation capitaliste, ivre d'abondance et de domination, apparaît corrompue et destructrice. La plupart des blancs sont ainsi des êtres vils, stupides, sales, dépravés, arriérés, lisant à l’instar des trois trappeurs les passages sanguinaires de la Bible afin de justifier leurs actes monstrueux. Jarmusch dépeint une Amérique victime de son judéo-christianisme, en proie à cette séparation du corps et de l'esprit dont découlent différents symptômes : la mortification, la honte, la peur et un sentiment de culpabilité à l'égard des instincts physiques, dont les implications conduisent à un état permanent de frustration, de névrose et d'incompréhension.


Progression (ou régression) dans un espace et un temps qui ne relèvent ni de la carte ni du calendrier, Dead Man est une œuvre lancinante, envoûtante, dont les fondus au noir rythment le pouls de plus en plus lent, ample et organique avec la vigueur d’un stroboscope anémique. Les trois accords inlassables de la guitare saturée de Neil Young, presque aussi beaux que ceux composés par Ry Cooder pour Paris, Texas, consacrent son effet d’hypnose. La très riche variation des nuances grises rappelle la tradition japonaise de l'image, tandis que la netteté des traits et les noirs charbonneux évoquent tantôt la gravure sur acier, tantôt la surface glacée d'une photographie plus moderne. Le blanc incandescent des feux de camp ou des lampes à pétrole tranche avec l’obscurité des ténèbres, avant de faire place aux demi-teintes harmonieuses des séquences conclusives. À la fin, Nobody dispose le corps mortifié et christique de son ami dans une barque décorée comme un monument funéraire et l'élance sur le fleuve. Reprenant le schéma des rites de passage, William observe l'ange gardien (Nobody) et le démon (Wilson) s’entretuer, se neutraliser alors qu'il vogue entre le ciel et la mer, et que s’ouvrent devant lui les portes du paradis. Le canoë l’éloigne à jamais du rivage, dérive jusqu'à l'embouchure. Une pluie fine tombe sur la surface de l’eau. Comme si le film abandonnait la matière au profit d'un univers entièrement liquide, à mesure que le "clochard céleste" se déprend de sa chair et du monde, dans un même mouvement d'élévation spirituelle — Tarkovski n’est pas loin. Les principes complémentaires, selon l'image du yin et du yang, scellent une unité retrouvée. C'est tout le cinéma de Jarmusch qui connaît alors une sorte d'assomption. La déambulation, qui était sa figure obligée, devient une quête. Les sorciers yaquis pensent que les visions des poètes inspirés illustrent les songes du monde lui-même. Dans Dead Man, la nature rêve et William Blake est son porte-parole.


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Thaddeus
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le 8 sept. 2019

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