Il y a longtemps que je voulais écrire à propos de ce film, mais sans trouver un angle satisfaisant. En le regardant une nouvelle fois hier, j'ai enfin eu l'épiphanie qui va me permettre de vous livrer mon analyse de ce film que je trouve brillant.

Ce film m'évoque un koan. Alors pour ceux qui ne sont pas familier avec le bouddhisme zen Chan pratiqué principalement en Chine, le koan désigne une courte anecdote dont le profond paradoxe ou l'illogisme apparent est sensé ouvrir le pratiquant à travers ses méditations à l'existence d'une autre réalité qu'il convient de parvenir à percevoir.


Un exemple que j'aime beaucoup : Pensant avoir compris le sens de la vie, Tsui Yen quitte son monastère pour un long voyage à travers la Chine, de retour après de nombreuses années, son vieux maître lui demande alors quel est le sens de la vie ? "Lorsque aucun nuage ne se trouve au sommet des montagnes, les rayons de lune pénètrent les vaguelettes du lac" répond Tsui Yen. Son maître se met en colère et lui dit "Tu es vieux, tes cheveux sont gris, tu es presque totalement édenté et malgré ces années tu n'as toujours pas compris le sens de la vie !" à ces mots Tsui Yen se met à pleurer et implore son maître de lui dire le sens de la vie. "Lorsque aucun nuage ne se trouve au sommet des montagnes, les rayons de lune pénètrent les vaguelettes du lac" répond alors le vieux maître zen.


Or Dead Man (1995) participe pour moi du même procédé de construction narrative. Le paradoxe qui invite à questionner la réalité apparente pour commencer à percevoir une réalité affleurante, mais cachée à qui ne sait pas l'interpréter. Dès l'admirable séquence qui ouvre le film on nous dit que le personnage de William Blake va devoir se départir de ses habitus sensoriels pour appréhender un nouveau monde, d'une société civilisé il va passer en l'espace d'un voyage en train à une réalité autre où les beaux atours et les tenues chics vont être remplacées par des habits plus rustres, plus en adéquations avec le milieu où il va désormais évoluer et d'une forme de civilité on passe à un monde sauvage, violent, mais non moins extérieur à la réalité qu'il doit appréhender à compter de maintenant.


C'est ensuite le spectateur qui est invité à percevoir à travers William Blake et Personne la dualité d'une réalité tangible et d'une autre qu'il faut envisager d'une autre façon. Mis dans une situation délicate par une succession de quiproquos relevant de l'absurde, les deux personnages vont entamer un voyage initiatique, qui relève à mon sens de la doctrine zen et dont le but nous est tout autant qu'à eux dit de façon claire mais qui nécessite un recul pour l'appréhender. Ce voyage ne vise pas à sauver William Blake mais à sauver son âme. Aucun mystère n'est fait de l'issue du voyage, il mourra, Personne le sait, William Blake le sait et nous le savons.

Mais parce que Personne incarne lui aussi, à travers son histoire de paria à sa communauté comme métis et comme ayant vu une autre culture que la sienne, un autre exemple de dualité entre deux vérités existant sur deux plans astrales différents, il sera le guide tant de l'âme de William que de la compréhension du spectateur.


Le noir et blanc souligne je crois ce point que je pense central dans le film, il concoure à nous projeter dans un monde à la fois concret, fait de violence, habités de personnages en proie à leurs tourments, leurs démons mais aussi d'autres plus énigmatiques, presque comiques ou anachroniques dans l'univers qu'on traverse. Le surnaturel n'est jamais loin. A commencer par l'idée que notre Blake serait la réincarnation du poète britannique homonyme. T'es un homme mort, répète à plusieurs reprises l'indien, non pas comme une menace mais comme un fait. On parle de sursis mais l'issue est inéluctable et encore une fois le voyage et l'initiation visent à sauver l'âme pas l'enveloppe, la séquence du peyotl l'illustre de façon claire en ce qui me concerne.


Un autre élément qui pour moi tend à confirmer cette lecture d'initiation zen transcrite à l'iconographie du western dont il emprunte certains codes est à chercher du côté de la musique. Signée Neil Young elle se résume à quelques arpèges plaquées de façon quasiment aléatoires sur les images, joués sur une guitare accordée un demi ton en dessous et avec une "reverb" qui donne un son énigmatique, presque irréel et qui en ce qui me concerne achève de plonger le film dans cette frontière flou et paradoxale de deux réalités tangibles à qui a su les distinguer.


Je pourrai aussi évoquer le village indien qui marquera par la symbolique de la porte du wigwam (porte du paradis ?) au mécanisme complexe, ouvrant sur un au-delà qu'il convient dorénavant de pénétrer en franchissant la frontière symbolique, elle aussi du fleuve, un Styx westernien qui là encore existe sur deux plans, celui concret de son écoulement et celui du vecteur, du véhicule au passage de l'âme de William Blake qui entrevois à son tour l'énigmatique réalité que les aphorismes volontiers obscurs de son guide n'ont fait que lui révéler à son insu.


Je conclurai en évoquant le long métrage suivant de Jim JARMUSCH qui sera Ghost Dog : la voie du samourai (1999) qui lui aussi tissera son récit américain via le prisme d'une pensée orientale ce qui m'incite à penser que mon analyse n'est pas totalement fausse mais bel et bien une volonté, peut-être inconsciente, du cinéaste de mêler divers éléments hétéroclites, opposés à priori mais passionnants à confronter. En cela il s'agit pour moi d'un immense film.

Spectateur-Lambda
8

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le 24 mai 2024

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