DEUX JOURS, UNE NUIT – 16,5/20
Le cinéma des frères Dardenne est à la fois âpre et habité, simple et dense, socialement percutant et profondément humain. Rosetta, L’Enfant, les deux (premières ?) palmes du duo Belge en sont la plus parfaite illustration, plongeant leurs personnages dans une réalité sociale effrayante, parfois avilissante, captant les détails de leur lutte pour garder un semblant de dignité.
Deux jours, une nuit est bien dans cette veine. Mais semble porté par un élan, si ce n’est optimiste, du moins plus moteur. C’est l’histoire d’un redressement, d’un combat perdu d’avance dont l’issue apparait tout d’un coup incertaine. C’est l’histoire de Sandra, une femme qui sort de dépression et à qui on annonce qu’elle va perdre son travail si ses collègues refusent de ne pas toucher leur prime.
Rarement le terme thriller social aura aussi bien porté son nom. Deux jours, une nuit nous embarque dans le sillon de Sandra, ne nous en éloigne jamais, nous scotche littéralement à sa mission (son travail, lapsus révélateur) et gagne imparablement en tension à chacune de ses visites. Elle navigue entre espoirs et désillusions, petites victoires et profonds découragements. Et nous avec. Si l’on pourrait craindre le côté répétitif de ses rencontres (« Avec Juliette, on a vu Dumont… »), il n’en est rien, car chaque réaction différe, cristallisant avec une incroyable acuité le contexte économique qui pèse sur les collègues de Sandra et la façon dont il les impacte. La caméra des Dardenne saisit leur désarroi face au dilemme monstrueux qu’ils doivent affronter, aider Sandra à conserver son travail ou renoncer à une prime dont ils peuvent difficilement se passer. Chacun y répond à sa façon, la honte, la violence, le doute, le silence. Des personnages (des personnes) riches et d’une vérité saisissante, complétés par l’ombre menaçante du fameux Jean-Marc, qu’on ne découvrira qu’à la fin mais qui se pose en miroir déformant de Sandra, agissant caché et sournoisement. Cette ritournelle entêtante, cette boucle qui se rejoue sans jamais se répéter tout à fait, donne une formidable densité au récit, nous conduit progressivement à un dénouement qu’on devine de plus en plus incertain, mais qu’on espère pas obligatoirement tragique.
Entre deux visites, la caméra des Dardenne prend des respirations et s’attarde sur le visage de Sandra, tantôt rentré, tantôt lumineux, délivrant d’inattendues bourrasques d’émotions qui soulèvent le cœur. Et suit en fil rouge l’histoire vibrante d’un couple qui semble se demander s’il pourra survivre à cette nouvelle épreuve mais qui veut y croire, de toutes ses forces.
Un cinéma du réel, oui. Mais il ne suffit pas de traiter un sujet réaliste et dramatique pour saisir et projeter le réel. Les Dardenne y parviennent en fuyant tout misérabilisme, tout effet superflu, en se concentrant sur leurs personnages et en ne déviant jamais de l’histoire qu’ils veulent raconter. Ils filment avec une concision inouïe de longs plan-séquences dont chaque seconde est utile et participe à donner au récit une densité croissante et finalement assez affolante quand on pense à la simplicité du sujet initial. Ils sont constamment dans le vrai et drapent Sandra des habits d’héroïne du quotidien qu’on pourrait croiser tous les jours dans la rue. Une héroïne fragile, qu’on a peur de voir tomber au premier coup de vent, qui tente de relever la tête timidement, presque honteusement. Un personnage assez éloigné de ceux qu’incarne habituellement Marion Cotillard, mais qu’elle habite instantanément. On oublie la Môme et l’icône Dior dès la première minute, on oublie même la Stéphanie au caractère buté d’Audiard pour ne voir que Sandra, sa démarche hésitante, son souffle erratique, sa détermination contrariée et parfois ce sourire solaire qu’elle lâche comme une courte parenthèse. Il est rare d’atteindre une telle justesse dans un rôle de composition, d’oublier l’actrice pour ne voir que le personnage. Cotillard rappelle la fraîcheur et le naturel des actrices alors inconnues des premiers Dardenne, qu’elle renforce par une précision d’orfèvre qui permet à son interprétation de conférer à la perfection. Solaire, habitée, nuancée, elle façonne Sandra de manière assez épatante, nous donne les clefs pour la comprendre, exprime par son regard, sa bouche, son corps, toutes les émotions qui la parcoure, sans effort apparent mais avec une conscience évidente de qui est le personnage qu’elle incarne.
Et rappelle au passage qu’elle est sans aucun doute la plus grande actrice française, et peut-être à l’international. Irais-je jusqu’à la qualifier, comme Cate Blanchet, de génie ? Elle a cette intelligence de jeu sensitive et émotionnelle hors norme qui incite à l’affirmer, oui.
Deux jours, une nuit est un grand film. La rencontre étonnante entre le cinéma aride et humain des frères Dardenne et la souplesse d’interprétation de Marion Cotillard donne naissance à une œuvre d’une maîtrise et d’une justesse totale, où le chaos et la rage sociale se mêle à des destins bouleversants. Indéniablement marquant.