Dans la vie d’un cinéphile, il y a un moment aussi réjouissant que le visionnage d’un chef-d’œuvre : la découverte d’un film méconnu réalisé par un grand réalisateur. Que ce soit « Sorcerer » de William Friedkin sorti de l’oubli par une restauration, « After Hours » de Martin Scorsese enclavé entre deux succès, on ne saurait jamais leur porter assez d’attention. Parfois moins ambitieux, toujours plus sincères, intimistes et attachants, « Dieu seul le sait » de John Huston fait indéniablement parti de cette catégorie de film, en explorant notamment le thème du fantasme de fond en comble.
Il relève même du double fantasme : celui du cinéphile, voir Robert Mitchum, Deborah Kerr et John Huston réunis pour une production d’ores et déjà excitante, et celui du personnage de Mitchum lui-même. Quoi rêver de mieux en effet que d’être piégé sur une île déserte avec ce qui manque à notre bonheur, une femme aimante ? Le désir soulevé ne reste néanmoins qu’à l’état embryonnaire, Deborah étant une nonne chaste, sans compter la menace japonaise sur cette île du Pacifique en 1944. Après cette situation initiale posée, le film appuie avec candeur et humanisme les oppositions de langage, de manière et d’idéologie entre le marines et la religieuse. Entendre les expressions typiques du mâle militaire par un Robert Mitchum à l’accent irrésistible, face à une Déborah très courtoise et précieuse est alors proprement délectable, moteur du charme et de l’humour du film.
Mais le métrage renouvelle surtout cet antagonisme un peu éculé en rapprochant les corps (enfin, dans la limite du raisonnable) et les cœurs par une déclinaison de situations narratives : de la pêche à la tortue de mer au refuge dans une grotte humide, en passant par la scène d’ivresse suivie de la traditionnelle fièvre convalescente, Huston joue superbement avec les attentes du spectateur, qui ne font plus qu’un avec celles du marines. Cela lui permet aussi d’installer une dramaturgie efficace qui contrebalance les effets comiques. Un doux mélange de suspens et d’humour qui voit Mitchum se mettre dans des situations inextricables, faire preuve d’héroïsme contre l’envahisseur japonais, décrit comme toujours dans le cinéma américain par une amusante caricature. Jusqu’au bout, « Dieu seul le sait » se veut plus ludique que tragique. Une autre grille de lecture du film permettrait même d’y voir une flopée d’allusions sexuelles dont au moins deux sont incontestables : lorsque Deborah Kerr offre une pipe à Mitchum, et lors de ce plan insistant sur l’écume des vagues à un moment soigneusement choisi.
John Huston parvient surtout à saisir l’essentiel du fantasme, en ramenant les personnages à la réalité au moment même où leurs désirs auraient pu se réaliser. Qu’importe, la brûlante chevelure de Deborah Kerr nous aura été dévoilée durant une séquence mémorable, et les mentalités auront suffisamment évolué pour démontrer la substance même du fantasme, là où on pourrait le croire vide. Grâce à une toile de fond historique forte et une pudeur typiquement hollywoodienne mais astucieuse et maline, « Dieu seul le sait » se veut bien plus touffu qu’aux premiers abords, et surtout doté d’un charme fou sous forme d’appel à l’aventure.