Uchronie et guerre chaude
Après Lolita en 1962, Kubrick réalise, deux ans plus tard, Docteur Folamour. Avec ce film, j'entre dans le cercle des films les plus aimés du réalisateur américain, et l'époque de son apogée (il réalisera ensuite en effet 2001 et Orange Mécanique). Sorte d'uchronie dans laquelle le monde passe une dizaine de fois, en moins d'une heure trente, au bord de l'apocalypse, Kubrick semble vouloir aborder un nouveau genre en conférant à son film un aspect comique.
Et c'est pour cette raison que je pense avoir mal abordé ce film. Je savais à quoi m'attaquer en l'amorçant: une comédie; mais je pensais quand même que l'humour ferait la part belle à la satire. Mais puis-je vraiment blâmer Kubrick pour nous offrir en majorité une comédie subtile et maligne, qui vise à peu près tous les maux de son temps ? D'un effectif militaire paranoïaque à une machine Coca-Cola qui prend brusquement plus d'importance qu'un coup de téléphone au président des Etats-Unis, en passant par un conseiller légèrement nazi sur les bords, la force comique de Docteur Folamour ne réside en effet pas dans un humour direct et franc mais plutôt dans l'évocation et la critique détournée.
Si j'étais sceptique pendant mon visionnage, donc, je suis maintenant davantage admiratif de cette oeuvre qui, sans l'égaler, nous sert un message immoral semblable à celui des Sentiers de la Gloire. Et si je peux reconnaître que c'est moi qui ai mal abordé le film et non celui-ci qui est mauvais, je ne peux quand même me garder d'émettre quelques réserves qui demeurent du domaine objectif. Un peu à l'image des tout premiers films de Kubrick, Docteur Folamour manque de rythme. Je me doute bien qu'élaborer un scénario génial n'est pas le but d'un tel film (même s'il est tout à fait convaincant), mais la première moitié du film m'a quand même légèrement laissé sur ma faim. La satire, puisqu'elle constitue le point fort du film, n'arrive surtout qu'en deuxième partie, et la première est alors réduite à n'être qu'une trop longue situation initiale.
Quant à la réalisation de Kubrick, je l'ai trouvée discrète. Pas de plans particulièrement ingénieux; la seule marque qui rappelle que c'est bien lui derrière la caméra réside encore une fois dans cet humour si grinçant qu'on retrouvait dans ses précédents films. Au niveau des acteurs, pas de quoi se plaindre: tous sont globalement convaincants et on ne peut qu'accorder une mention spéciale au Docteur Folamour, campé par Peter Sellers, tout simplement immense.
Ce film, au final, est une belle synthèse de la première partie de la filmographie de Kubrick. On y retrouve ses qualités (un humour parfaitement grinçant, subtil et politiquement incorrect) autant que ses défauts (le rythme, une certaine lenteur); le génie y côtoie l'erreur, dans une alchimie qui rend chacun de ses films immédiatement reconnaissable. Je retiendrais surtout de Docteur Folamour sa dernière demi-heure, qui est la plus prolifique, signant deux mariages: celui de l'équilibre de la terreur avec un nazisme avec laquelle il semble avoir plus de points communs qu'on ne pourrait le croire; et celui de beaux couchers de soleils, naturels au possible, avec de toutes aussi belles explosions de bombes atomiques qui paraissent être tout ce que l'Homme peut produire de mieux.