L’œuvre d’Orson Welles est comparable à une fusée : elle part très vite et très fort, avec la mise à feu de Citizen Kane, et elle profite de l’élan acquis pour aller très loin. En route, elle perd tout : son fuselage, ses réacteurs, ses passagers, ses observateurs et finalement son pilote. Seule dans le conformisme béat du paysage américain, elle se met sur orbite et éclaire le chemin à venir du cinéma le plus moderne. Ici, la fusée-Welles est à l’image de l’avion (vide ?) du premier plan. Elle est devenue un météore, un caillou bizarre, un état inconnu de la matière-celluloïd. Comment en est-on arrivé là, à cet aéroplane qui dérive entre les nuages ? À quoi ressemblerait un film dont les éléments ne serviraient qu’une seule fois ? Un film où un contrechamp serait tourné six mois après son champ ? Un film qui se consumerait par tous les bouts et pratiquerait une conception pyrotechnique du cinéma ? Réponse : à Dossier Secret. Il y a quelque temps s’éteignait un richissime homme d’affaires, ignoré du grand public. Les journaux publiaient le lendemain la liste des conseils d’administration dont il était président. Il représentait à lui seul un faisceau colossal d’intérêts internationaux. Pourra-t-on jamais établir un rapport confidentiel sur de tels titans de l’ombre ? Welles ouvre le dossier. Qui est donc cet Arkadin qui paye un aventurier pour faire remonter à la surface des eaux du Léthé sa mémoire engloutie, ce magnat qui instruit une enquête contre lui-même mais qui, au fur et à mesure que Van Stratten découvre son passé, élimine systématiquement les témoins oubliés comme on liquide ses mauvais actifs ? Voici la parabole d’un univers chaotique, par un poète de son temps. Employés jusqu’au délire, flashbacks et ellipses ont pour effet de supprimer les distances et d’accentuer la sensation d’une durée comprimée : Naples, San Tiso, Paris, Tanger, Amsterdam, Munich, Mexico en quelques jours. Disparitions, manipulations, complots, cache-cache polaristiques et trompe-l’œil en spirale. Rythme échevelé, dépaysement absolu : comme celle de Fritz Lang, la mise en scène de Welles emporte dans ses vols d’aigle.
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Dossier Secret s’amuse, par une esthétique impraticable, à déjouer l’analyse. Il possède littéralement : la frénésie du tempo, le morcellement du montage (plus de mille plans en 98 minutes), l’œil de la caméra, sa mobilité reptilienne agissent sur la perception qui, saisie, ne peut qu’essayer de suivre au plus près le mouvement. Toute sa force réside dans cette implication "sportive" du regard pour une action n’étant en définitive que le déroulement du récit lui-même. Le film va plus vite que la pensée. L’itinéraire est celui d’un jeu de l’oie géant, who’s who cosmopolite où questions, réponses, histoires et allégories se succèdent en une fresque percée d’oublis et d’interrogations. Du dompteur de puces à l’ex-putain devenue femme de général, de l’antiquaire hollandais en résille et robe de chambre au clochard en melon et amateur de foie gras, Welles célèbre sa passion pour les parcours insolites, pour une certaine Europe des bas-fonds, pour ces vieilles Prague ou Varsovie dont une population singulière, interlope et bohème a répandu paradoxalement le charme sur l’ensemble du globe. Chacun à leur manière, tous les protagonistes sont les complices plus ou moins conscients et volontaires d’Arkadin qui, grâce à cette intrusion dissimulée de l’auteur, insuffle, dirige et contient la dynamique de la fiction. Il est omniprésent dans une affolante ubiquité, fondu perpétuellement aux autres et pourtant différent, ne serait-ce que dans les légères pertes de point sur les personnages qui l’entourent et la netteté de plus en plus perlée des traits de son visage. Il est le récitant, l’enchanteur, le maître du jeu, le Monsieur Loyal garant de sa fonction ludique. Mais ici le jeu est une tragédie et la vitesse, l’énergie dépensée sont bien celles des fins dernières. La joie étrange de Burgomil Trebitsch, à qui est donnée une fois encore la possibilité d’exécuter son numéro, témoigne de cette intuition souterraine. Le limier Van Stratten amuse, intéresse, intrigue parfois Arkadin et les autres ; ils observent celui qui retrace peut-être pour eux un ancien itinéraire et qui, sans le savoir, réveille le tremblement du souvenir.
En brûlant dans son premier long-métrage le fameux traîneau, Welles détruisait déjà une piste. Le paradis perdu de l’enfance ne trouvera pas en lui de chantre compatissant. Tout juste un moment de faiblesse, le bout de l’oreille sudiste qui pointe dans La Splendeur des Amberson, en hommage à une civilisation du bonheur qu’il n’a guère connue. Comment exprime-t-il ses regrets et ses craintes alors qu’il se devine prisonnier d’une super-néoténie ? Par son contraire, l’obsession de la vieillesse et de la mort. Elle ne cessera d’envahir les œuvres postérieures comme une gangrène. À cet égard, Dossier Secret revêt l’aspect d’un témoignage exemplaire. Sous la forme d’une folle rêverie, d’une amère sarabande, l’auteur se livre à un authentique examen de conscience. Le film est une chasse à courre où la peau des hommes ne coûte pas cher, une suite de fêtes orgiaques données dans un festival d’imposture, plus proche d’Ensor que de Goya. Avec sa barbe de Neptune, ses chapeaux, masques et postiches en tous genres, Welles y est un roi de carnaval. Toute l’ambigüité d’Arkadin réside dans le fossé qui sépare le dit du montré. La toile joue pour lui le rôle d’un écran protecteur qui le réduit à son apparence. Ses propres paroles sont inutiles pour cerner sa psychologie, et les motivations qu’il avance lui-même demeurent obscures. La voiture, la yacht, l’avion, le château et les nombreux "secrétaires" nourrissent une représentation métonymique qui le projette dans le champ du symbole, impression que sa présence effective dans le cadre ne modifie pas. Surnommé "l’Ogre" par sa fille Raina, son adoration, son talon d’Achille, son seul vrai trésor, il est filmé en contre-plongées invraisemblables et vertigineuses, tandis que des angles symétriques rabaissent ses interlocuteurs à la position de simples sujets. Si Van Stratten a souvent les yeux dirigés légèrement au-dessus ou à côté de l’objectif, Arkadin y plonge régulièrement un regard fixe, hypnotique, où le charme se mêle à la menace. La même dualité se retrouve dans la voix, grave et profonde, qui comme toujours chez Welles joue un rôle primordial.
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Tout est apologue dans ce film de conteur oriental qui progresse par associations d’idées, sans reprise ni ponctuation. Par le verbe on invente récits et secrets ; par lui détours et lieux du monde se font et se défont. Il faut savoir lire en filigrane, discerner la souffrance derrière les fables. Cette galerie de trombines marquées, d’épaves humaines aux noms improbables (Oskar le drogué, Burgomil Trebitsch le brocanteur, Sophie la vieille peau, Jakob Zouk le misérable), répète à l’infini le même portrait d’homme déchu, tout comme les miroirs de La Dame de Shanghai reproduisaient inlassablement la même figure du crime. La volonté de puissance de l’être humain contient en germe sa propre annihilation, et cette soif du mal ne mène le plus souvent qu’à la ruine. Le démiurge ne cherche pas seulement à imposer ses exigences au monde qui l’entoure, il désire aussi et surtout maîtriser son propre destin. Pour Arkadin, amnésique volontaire, dieu élevé sur un piédestal de boue et de corruption, la vérité qui se fait jour est une vérité meurtrière. En utilisant un petit escroc pour remonter vers l’irrémédiable, il cultive l’espoir diffus de falsifier sa propre existence, d’en effacer les traces honteuses et les origines crapuleuses. Cette obstination à être simultanément la source et la fin des choses, équivalent temporel de son obsession de l’espace (se situer partout à la fois) est explicite : "Je vous donne quelque chose à vendre, puis je vous l’achète." L’illusion est presque parfaite : chaque ancien acolyte fait reparaître un peu plus le monde disparu. Mais l’exhumation n’est que de mémoire. Revenu à Munich, Arkadin retrouve Zouk et prend avec un sourire désabusé la mesure des choses : "L’âge… l’âge…" Le tic-tac de la pendule résonne, motif musical de la nostalgie. Comme tous les autres révoltés wellesiens, Arkadin se révèle Faust, c’est-à-dire homme parmi les hommes.
À l’instar de Van Stratten, on file de case en case, fasciné et malmené par le réseau des possibles, les affolements permanents de la boussole, les entrelacs d’une structure narrative toute en poupées russes, doubles sens et triples fonds. Welles multiplie à plaisir les passages dangereux, les déséquilibres, les mouvements d’appareil prodigieux. Devant sa caméra, le réel devient fantastique. Il pourrait se résumer par l’image de l’œil que grossit démesurément la loupe du dresseur de puces. Ces pièces immenses dont les murs semblent toujours reculer pour mieux retenir l’homme, ces dimensions faussées, ces lignes qui se contorsionnent, ces perspectives accentuées, cette symphonie de la distorsion trahissent un jeu bizarre où les notions élémentaires sont abolies. On sent malgré tout l’absolue rigueur d’un mécanisme d’horlogerie conduit jusqu’à son terme. L’histoire des amitiés, ces courtes périodes à l’intérieur de la vie, peut être entendue comme la métaphore de l’œuvre : une succession d’intenses mais brefs fragments, des êtres liés entre eux par la cohérence d’une temporalité. "Le monde est petit" semblent dire les yeux amusés d’Arkadin, retrouvant à tout bout de champ son pion agité dans les fils d’un écheveau qu’il ne débrouille jamais vraiment. En fin de course, redouté, il y a ce plan fixe du haut-parleur de la tour de contrôle : la voix s’est tue dans l’immobilité de l’image, le mouvement est brisé. Comme jamais la boucle et bouclée et l’on pense à la courbe dessinée par la queue du scorpion quand il se pique lui-même. L’ombre d’une tristesse dans les yeux noirs de Raina, celle d’un réflecteur sur la piste pour conclure. À partir du moment où Van Stratten annonce "J’ai tout dit", où il conteste la personnalité d’Arkadin, l’avion tombe, privé de son pilote. Pour le rêve intérieur, le poète et le roi possèdent une marque de reconnaissance, le "character". Pour l’extérieur, il leur faut être préservé, raconté par autrui. Tous témoins assassinés, il ne reste que la connaissance orale, c’est-à-dire le prononcé du nom. Dès que Van Stratten refuse de jouer le jeu, il anéantit, au sens strict du terme, l’être qui n’est plus nommé. Ainsi disparaissent les poètes et les rois. Ainsi s’achève le plus méconnu des grands films de Welles.
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